Accueil » Publications » Les jeunes face au travail : un regard ambivalent, reflet de disparités

Les jeunes face au travail : un regard ambivalent, reflet de disparités


Opposer les attitudes des jeunes face au travail à celles portées par les générations précédentes amène fréquemment à occulter les disparités qui traversent ce groupe d’âge. Un module ajouté par l’INJEP au questionnaire de l’enquête « Génération », réalisée par le CÉREQ en 2016, permet d’explorer l’hétérogénéité des représentations des jeunes à l’égard du travail. Ces données font apparaître l’ambivalence et la complexité du regard que ces jeunes portent sur le travail, ainsi que sa diversité : alors que les jeunes occupant les positions professionnelles les plus favorables mettent en avant l’équilibre entre travail et hors travail, les relations entre collègues, l’intérêt du poste ou l’autonomie, ceux qui ont des situations professionnelles plus complexes mettent de ce fait davantage l’accent sur le niveau de rémunération ou la sécurité de l’emploi.


Les jeunes face au travail : un regard ambivalent, reflet de disparités

 

Opposer les attitudes des jeunes face au travail à celles portées par les générations précédentes amène fréquemment à occulter les disparités qui traversent ce groupe d’âge. Un module ajouté par l’INJEP au questionnaire de l’enquête « Génération », réalisée par le CÉREQ en 2016, permet d’explorer l’hétérogénéité des représentations des jeunes à l’égard du travail. Ces données font apparaître l’ambivalence et la complexité du regard que ces jeunes portent sur le travail, ainsi que sa diversité : alors que les jeunes occupant les positions professionnelles les plus favorables mettent en avant l’équilibre entre travail et hors travail, les relations entre collègues, l’intérêt du poste ou l’autonomie, ceux qui ont des situations professionnelles plus complexes mettent de ce fait davantage l’accent sur le niveau de rémunération ou la sécurité de l’emploi.

Les attitudes des jeunes à l’égard du travail font l’objet de débats qui véhiculent des représentations souvent à connotation péjorative : individualistes, compétiteurs, délaissant le travail, etc. Les jeunes se distingueraient des générations précédentes par une posture particulière, souvent problématique, vis-à-vis du travail.

Ces discours sont nuancés par des données empiriques qui montrent que les écarts entre jeunes et plus âgés sont en réalité limités (Delay, 2008). Notamment l’idée d’une déperdition de la valeur « travail » chez les jeunes est loin d’être vérifiée, c’est même plutôt l’inverse : ceux-ci déclarent plus souvent que le travail occupe une place très importante dans leur vie (Gonthier, de Lescure, 2012). Du reste, opposer jeunes et moins jeunes d’une telle manière revient à considérer ces deux catégories comme un tout homogène.

L’enquête « Génération 2013 », pilotée par le Centre d’études et de recherche sur les qualifications (CÉREQ), interroge des jeunes qui ont terminé leur formation initiale en 2013 sur le point de vue qu’ils portent sur le travail trois ans après le début de leur vie active [1] [encadré Méthode]. Ces données permettent d’analyser leurs représentations du travail [encadré Définition] en explorant leurs variations en fonction du sexe, du niveau de diplôme et de la situation professionnelle. Il s’agit ainsi de voir dans quelle mesure il n’existe pas un rapport au travail des jeunes, mais des rapports au travail portés par des jeunes aux profils variés.

 

MÉTHODE

« Génération 2013 » est une enquête statistique conduite par le CÉREQ, qui porte sur les jeunes qui ont terminé leur formation initiale et sont sortis du système éducatif durant l’année scolaire 2012-2013, quel que soit le niveau d’études atteint. La collecte des données se déroule trois ans après la fin de leur formation, soit entre avril et juillet 2016, afin de pouvoir étudier notamment leur insertion professionnelle. Au total, les réponses de près de 23 000 jeunes ont été recueillies, un échantillon représentatif des 693 000 jeunes sortis du système éducatif en 2012-2013. Au moment de l’enquête, les répondants sont âgés de 17 à 38 ans, avec un âge médian de 21 ans. Cette tranche d’âge est plus étendue que celle habituellement utilisée dans les enquêtes statistiques sur le rapport au travail dans lesquelles « les jeunes » correspondent souvent aux 18-29 ans (Loriol, 2017). En effet, le critère d’âge est secondaire dans la définition du champ de « Génération 2013 ». La « génération » est avant tout caractérisée par une expérience commune, à savoir leur formation initiale.

L’INJEP a financé une extension du questionnaire afin d’explorer le rapport des jeunes au travail. Ce module est composé de plusieurs questions portant sur le niveau d’importance attribué à neuf composantes du travail : la sécurité de l’emploi, le niveau de rémunération, les possibilités d’évolution professionnelle, les relations entre collègues, la reconnaissance du travail par la hiérarchie, l’intérêt du poste, l’autonomie ou prise d’initiative, le fait d’être utile à la société, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle [Graphique]. La grande majorité des jeunes ont déclaré que les différents aspects du travail sont « importants » ou « très importants ». Afin de faire apparaître les traits saillants des réponses collectées, nous privilégions ici le plus haut niveau d’importance (« très important »).

 

Une aspiration forte à l’équilibre entre travail et hors travail, mais une priorité donnée au travail

Les jeunes sont porteurs d’une « conception polycentrique de l’existence » (Méda, Vendramin, 2010). Leur vie, identité, système de valeurs sont organisés autour de plusieurs sphères (travail, famille, loisirs, etc.) formant un tout plus ou moins cohérent. En effet, l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est le point le plus mis en avant par les jeunes. Ils sont près de la moitié (51 %) à affirmer que cet équilibre est très important. Cependant, le travail n’occupe pas nécessairement une place négligeable ou secondaire pour eux. Lorsqu’ils doivent se prononcer sur leur priorité à l’heure actuelle, seulement une minorité (15 %) choisit de la situer en dehors du travail (« ménager sa vie hors travail »), la grande majorité déclarant qu’elle porte plutôt sur leur vie professionnelle (« trouver ou conserver un emploi stable » ou « améliorer sa situation professionnelle »). Donc, les jeunes relativisent la place du travail, tout en manifestant une forme d’attachement à celui-ci. Il est probable que le travail soit vu comme prioritaire par ces jeunes qui occupent une situation professionnelle encore instable en début de vie active, mais que ceux-ci aspirent fortement à un équilibre entre vies professionnelle et personnelle à l’avenir

Néanmoins, cet accent sur l’équilibre s’exprime de façon différenciée selon le genre. Les jeunes femmes (56 %) le valorisent plus que les hommes (45 %). Cet écart peut s’expliquer par la répartition inégale du travail domestique et donc par le fait que les femmes sont plus concernées par les arrangements entre vies professionnelle et familiale (Pailhé, Solaz, 2010). De même, plus les jeunes sont diplômés, plus ils considèrent que cette dimension est très importante : c’est le cas de 58 % des diplômés du supérieur contre 40 % des non-diplômés, et 47 % des diplômés du secondaire. Les jeunes en emploi (54 %) ou inactifs (51 %) sont également plus sensibles à l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle que les jeunes au chômage (40 %). Nous pouvons présumer que les jeunes en emploi sont davantage susceptibles de vivre au quotidien des tensions entre travail et hors travail, tandis que les jeunes inactifs s’inscrivent dans des situations particulières (bénévolat, parents au foyer, entre autres) où les dimensions extra-professionnelles ont une place significative. Ils auraient alors un rapport plus distant avec le travail. Par ailleurs, parmi les jeunes salariés, ceux avec les conditions d’emploi les plus avantageuses (les moins précaires, les mieux rémunérés, travaillant à temps plein ou à temps partiel choisi) valorisent plus que les autres cet équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

 

Un poids des relations sociales au travail à ne pas sous-estimer

Les relations entre collègues correspondent au deuxième aspect du travail qui apparaît déterminant dans les réponses des jeunes : 46 % d’entre eux pensent qu’elles sont « très importantes ». Les jeunes en emploi, plus susceptibles de vivre quotidiennement cet aspect du monde professionnel, le mettent davantage en avant que les jeunes chômeurs et inactifs. Alors que l’on pourrait imaginer que travailler dans un environnement où les liens sociaux sont dégradés conduirait les jeunes à être plus sensibles à l’importance des relations entre collègues, l’enquête « Génération 2013 », qui permet d’évaluer la qualité des relations vécues par les jeunes salariés à travers le soutien apporté par les collègues lors de leur prise de fonction, laisse penser le contraire. En effet, 92 % des jeunes affirment avoir été soutenus par leurs collègues. À l’inverse, la minorité de jeunes qui expérimentent des relations détériorées au travail, au sens où ils n’ont pas été soutenus à leur arrivée, affirment moins fréquemment que les relations entre collègues sont très importantes

Des écarts sont observables en fonction du niveau de diplôme. Les jeunes non diplômés (36 %) valorisent moins cet aspect du travail comparés aux diplômés du secondaire (45 %) et du supérieur (51 %). De même, les jeunes salariés précaires le mettent moins en avant : ceux en intérim ou en contrat aidé sont respectivement 43 % et 46 % à déclarer que les relations entre collègues sont très importantes, contre 51 % de ceux en emploi à durée indéterminée ou déterminée.

 

Un attrait pour un travail intéressant, en autonomie, mais pas nécessairement utile à la société

L’intérêt du poste et l’autonomie sont deux dimensions qui sont également valorisées par les jeunes, même si elles le sont moins que celles précédemment citées : ils sont 39 % à considérer que ces aspects sont « très importants ». Le travail est alors associé à un potentiel vecteur d’épanouissement ou d’accomplissement de soi en permettant de réaliser des tâches intéressantes ou de prendre des initiatives. Dans un autre registre, mais qui concerne également le contenu même du travail, assez peu de jeunes (29 %) considèrent que le fait d’être utile à la société dans le cadre de son emploi est « très important ». Cet accent mis plutôt sur la réalisation personnelle que sur l’utilité sociale ferait écho à une transformation du sens donné au travail, qui se retrouverait de façon exacerbée chez les jeunes générations : alors qu’il était avant tout vu comme une obligation envers la société, le travail est maintenant plus fréquemment envisagé comme une source de construction identitaire, ou de développement de soi (Delay, 2008).

En ce qui concerne l’intérêt du poste, les jeunes femmes sont plus sensibles à cet aspect (42 % contre 35 % des jeunes hommes). De même, des écarts très importants existent entre jeunes non-diplômés (23 %), diplômés du secondaire (31 %) et surtout diplômés du supérieur (51 %). Ce sont les jeunes en emploi qui sont les plus attentifs à cette dimension du travail. Les jeunes salariés occupant des emplois précaires et peu rémunérés déclarent moins souvent que l’intérêt du poste importe. Des différences similaires sont constatées en ce qui concerne l’autonomie et la prise d’initiative, à l’exception des effets de la précarité et du sexe, même si elles sont moins marquées. En outre, l’utilité sociale de l’emploi est également fortement soulignée par les jeunes salariés travaillant dans le secteur public, à l’inverse de ceux employés dans le secteur privé. Les chômeurs et les salariés intérimaires déclarent aussi moins souvent que l’utilité sociale est très importante.

 

DÉFINITION

Le rapport au travail

Le « rapport au travail est une notion générale, abstraite, multifactorielle, contextuelle et polysémique » (Loriol, 2017, p. 7). Il est donc important de spécifier ce que cette expression recouvre ici. Dans le cadre de cette étude, elle correspond aux représentations que les jeunes ont du travail en général, et plus particulièrement des neuf éléments abordés dans le questionnaire de « Génération 2013 ». Le « rapport au travail » se distingue du « rapport à l’emploi » ou du rapport « à la situation professionnelle », qui équivalent à l’opinion vis-à-vis de sa situation actuelle. Cette dimension n’est pas le cœur de notre sujet, même si nous mobilisons certaines questions de « Génération 2013 » qui l’abordent (sentiment d’être « bien payé », etc.).

 

Un rapport matériel au travail marqué par une attention particulière à la sécurité de l’emploi La dimension matérielle du travail regroupe les attentes comme le revenu, la sécurité de l’emploi ou les possibilités d’évolution professionnelle. Les travaux sur les rapports au travail ont tendance à rassembler ces éléments dans une même catégorie, et à les analyser de manière uniforme. Or, nos résultats invitent à nuancer cette approche pour insister au contraire sur la hiérarchisation que les jeunes opèrent entre ces différents aspects. Effectivement, ils mettent peu en avant le niveau de rémunération. Ils sont seulement 28 % à le considérer comme très important. Les possibilités d’évolution professionnelle revêtent une certaine importance, mais sans particulièrement se démarquer des autres facettes du travail (37 % estiment qu’elles sont très importantes). Toutefois, la sécurité de l’emploi se distingue puisque 42 % des jeunes considèrent qu’elle est très importante ; elle fait donc partie des aspects du travail particulièrement mis en avant. Ce constat peut notamment s’expliquer par le fait que les jeunes ont intériorisé la précarisation de l’emploi salarié et la montée en puissance des formes atypiques de l’emploi. L’emploi stable étant perçu comme un bien rare, il est d’autant plus désirable, et la sécurité de l’emploi est d’autant plus valorisée (Bonnet, Mazari, Verley, 2018). D’ailleurs, il est intéressant de noter que la plupart des jeunes (48 %) déclarent que leur priorité actuelle est de « trouver ou conserver un emploi stable ».

 

 

Les jeunes en emploi considèrent plus souvent que le niveau de rémunération est très important (30 %) comparé aux jeunes chômeurs (22 %) ou inactifs (20 %). Parmi les salariés, il est intéressant de voir que ce n’est pas tant le niveau de salaire qui influe sur l’importance accordée à cet aspect du travail, mais la perception du salaire perçu. En effet, les jeunes qui se considèrent « normalement payés » (35 %), et surtout ceux qui se jugent « plutôt mal payés » (48 %) déclarent attacher une plus grande importance au niveau de rémunération que ceux qui estiment être « plutôt bien payés » (27 %) ou « très bien payés » (30 %).

 

 

La situation professionnelle semble avoir relativement peu d’influence sur l’importance accordée à la sécurité de l’emploi. Notamment, les jeunes en emploi (43 %) et au chômage (40 %) se distinguent peu à ce niveau. Parmi les jeunes salariés, les plus précaires, en intérim (49 %) et en contrat aidé (47 %), valorisent plus souvent cet élément. Néanmoins, l’écart avec les jeunes occupant des emplois plus stables (43 % des jeunes en emploi à durée indéterminée, et 45 % des jeunes en emploi à durée déterminée) est moins creusé que ce que l’on pourrait imaginer de prime abord, ce qui renforce l’idée d’une intériorisation de l’instabilité du marché de l’emploi par l’ensemble de la jeunesse, même pour celle dans une position stable professionnellement. Toutefois, cela ne signifie pas que cette question de la sécurité de l’emploi préoccupe l’ensemble des jeunes avec la même intensité : « trouver ou conserver un emploi stable » est une priorité surtout mise en avant par les jeunes en intérim (64 %), et ceux en emploi à durée déterminée ou en contrat aidé (53 %).

Le rapport au travail des jeunes est une réalité complexe à saisir, faite de nuances, et d’ambivalence. L’apparente valorisation de l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle n’implique pas un détachement total de celui-ci. Le crédit accordé à la réalisation de soi ou à la dimension socialisatrice du travail ne doit pas laisser penser que les jeunes délaissent complètement les aspects matériels du travail : la sécurité de l’emploi est importante pour eux. De plus, l’expression « rapport au travail des jeunes » masque une réalité diverse. Alors que les jeunes les plus favorisés mettent en avant l’équilibre entre travail et hors travail, les relations entre collègues, l’intérêt du poste ou l’autonomie, ceux qui ont des situations professionnelles plus complexes, notamment les jeunes intérimaires, mettent davantage l’accent sur le niveau de rémunération ou la sécurité de l’emploi. De même, la question de l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle prend une importance toute particulière chez les femmes, qui ont davantage à charge les arrangements entre ces deux sphères.

1. La concomitance entre fin de scolarité et début de vie active doit être nuancée : les jeunes peuvent cumuler des expériences professionnelles au fil de leurs parcours d’études

 

Sources bibliographiques

• Bonnet, E., Mazari, Z., Verley, É., « De la “qualité de l’emploi” au “rapport au travail” des jeunes : des évolutions paradoxales », dans Couppié, T., Dupray, A., Épiphane, D., Mora, V., 20 ans d’insertion professionnelle des jeunes : entre permanences et évolutions, Marseille, CÉREQ Essentiels, p. 85-96, 2018
• Delay, B., « Les jeunes : un rapport au travail singulier ? Une tentative pour déconstruire le mythe de l’opposition entre les âges », document de travail du Centre d’études de l’emploi, n° 104, 2018
• Gonthier, F., de Lescure, E., « Malheureux en emploi, heureux au travail ? » dans Bozonnet, J.-P., Galland, O. (dir.), Une jeunesse différente ? Les valeurs des jeunes Français depuis 30 ans, Paris, La Documentation Française, 2012
• Loriol, M., « Le(s) rapport(s) des jeunes au travail. Revue de littérature (2006-2016) », INJEP/Rapport d’étude, 2017
• Méda, D., Vendramin, P., « Les générations entretiennent-elles un rapport différent au travail ? », Sociologies, 2010
• Pailhé, A., Solaz, A., « Concilier, organiser, renoncer : quel genre d’arrangements ? », Travail, genre et sociétés, n° 24(2), 29, 2010