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S’engager pour la démocratie

La mobilisation dans les collectifs d'expérimentation démocratique


La dernière vague 2018 de l’Enquête européenne sur les valeurs (EVS) souligne le rapport ambivalent des jeunes à la démocratie, avec un niveau de défiance accru face aux institutions de la démocratie représentative en même temps que de fortes attentes en termes de participation citoyenne. La recherche initiée par l’INJEP invite à questionner ces tendances opposées en portant le regard sur les activités militantes de jeunes engagés dans des collectifs d’expérimentation démocratique. Elle s’intéresse au « travail de cadrage » opéré par ces collectifs, c’est-à-dire la mise en concordance des causes qu’ils défendent (aide à la décision, actions pour une transparence des institutions, mise à disposition d’informations sur les élections) avec l’environnement social et politique dans lequel ces mouvements apparaissent.


S’engager pour la démocratie
La mobilisation dans les collectifs d’expérimentation démocratique

 

La dernière vague 2018 de l’Enquête européenne sur les valeurs (EVS) souligne le rapport ambivalent des jeunes à la démocratie, avec un niveau de défiance accru face aux institutions de la démocratie représentative en même temps que de fortes attentes en termes de participation citoyenne. La recherche initiée par l’INJEP invite à questionner ces tendances opposées en portant le regard sur les activités militantes de jeunes engagés dans des collectifs d’expérimentation démocratique. Elle s’intéresse au « travail de cadrage » opéré par ces collectifs, c’est-à-dire la mise en concordance des causes qu’ils défendent (aide à la décision, actions pour une transparence des institutions, mise à disposition d’informations sur les élections) avec l’environnement social et politique dans lequel ces mouvements apparaissent.

De la place de la République à la ZAD de Notre-Dame des Landes, des plateformes de civic techs aux collectifs œuvrant pour la mise en place de dispositifs d’aide à la décision, l’investissement des jeunes citoyens dans de nouvelles arènes démocratiques s’est considérablement renforcé ces dernières années démontrant, s’il était besoin, que loin d’être en crise la démocratie se trouve aujourd’hui davantage revisitée. Ces jeunes militent activement pour mettre en œuvre, en lien ou non avec les institutions de la démocratie représentative, des échelons intermédiaires entre élus et citoyens afin de participer, contrôler, proposer, informer, et ce faisant, s’impliquer davantage et plus directement dans les affaires de la cité. La principale difficulté pour eux réside dans le fait de parvenir à passer du simple « bruit » à la parole, c’est-à-dire de faire entendre comme discours ce qui ne pouvait être perçu dans l’espace public que comme « désordre de la révolte » [1]. C’est tout l’enjeu de la recherche engagée à l’INJEP visant à rendre compte, à partir de la théorie des cadres [encadré Méthode], des coulisses de l’action collective et du travail de signification et de légitimation à travers lequel les collectifs d’expérimentation démocratique tentent d’insuffler dans l’espace public de nouvelles raisons d’agir pour le renouvellement de la démocratie.

Pour y parvenir, trois opérations essentielles des activités de cadrage opérées par les collectifs sont présentées ici : le « cadrage de diagnostic » favorise ou facilite l’accord autour de l’identification partagée des dysfonctionnements de la démocratie, le « cadrage de pronostic » tend davantage à définir les solutions préconisées pour favoriser l’action, et le « cadrage motivationnel » à mobiliser les troupes autour d’enjeux partagés.

 

MÉTHODE

Une recherche de l’INJEP sur les activités de «cadrage» des collectifs d’expérimentation démocratique Réalisée entre septembre 2017 et décembre 2018, l’étude s’est notamment donné pour objectif de rendre compte des activités de « cadrage » des collectifs d’expérimentation démocratique. Inspirée de la sociologie interactionniste d’Erving Goffman, la théorie des cadres a trouvé des prolongements dans le domaine des mouvements sociaux afin de mettre en évidence le travail de signification produit par des militants. Pour Robert Benford et David Snow, « les cadres de l’action collective sont ainsi constitués de croyances et de significations orientées vers l’action qui participent à légitimer auprès du public les actions engagées. » [3]

Les collectifs d’expérimentation démocratique sont ici entendus au sens large comme des regroupements de militants engagés dans des mouvements hors partis visant à faciliter une plus large inclusion des citoyens au débat public en proposant des outils innovants de participation, de transparence et/ou de sensibilisation au fonctionnement démocratique. Ces collectifs se situent sur un continuum allant de l’aide à la décision (Démocratie ouverte) jusqu’à des actions visant davantage à « hacker »1 le modèle de représentation de l’intérieur (Ma Voix ; Primaire.org). Entre ces deux polarités, on observe une palette de nuances allant de l’information à la sensibilisation en passant par le contrôle, la transparence, l’accompagnement et la mise en place d’outils, notamment numériques, visant à faciliter la participation citoyenne (Accropolis ; Voxe.org ; Alternatiba ; Escapademos ; Warn ; Le Drenche).

Les 32 entretiens biographiques réalisés auprès des militants visent ainsi à recueillir les facteurs prépondérants intervenant dans les parcours d’engagement. Les modalités de sélection des 32 jeunes engagés se sont pour cela établies sur la base d’une répartition équilibrée entre différentes variables sociodémographiques (sexe, âge, niveau de diplôme, origine sociale).

 

Attachement et/ou défiance des jeunes vis-à-vis de la démocratie

Avec la multiplication de nouveaux types de mobilisation réclamant une plus forte implication dans la vie de la cité, l’actualité ne manque pas de rappeler régulièrement la crise de légitimité des institutions traditionnelles de la représentation. Cette désaffection serait susceptible de conduire à une « déconsolidation » de la démocratie qui se matérialiserait selon Foa et Mounk [4] par une perte de confiance dans les institutions de la démocratie et une attirance plus marquée des jeunes, davantage que leurs aînés, pour diverses formes de rupture, de populisme ou de radicalité.

La dernière vague de l’Enquête européenne sur les valeurs (2018)2 apporte à ce sujet des perspectives très éclairantes sur les opinions portées par les jeunes vis-à-vis de la démocratie, ainsi que sur leurs évolutions depuis 1981 [2]. Cette enquête, pilotée en France par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (ARVAL) à laquelle contribue l’INJEP, permet notamment d’observer le niveau de confiance accordé à différentes institutions [tableau].

Si l’on observe la moyenne de confiance accordée par les jeunes de 18-29 ans à chacune des institutions, elle apparaît en 2018 très en deçà de la population des 30 ans et plus, malgré des degrés de confiance très variables pour chacun des trois groupes d’institutions (État-providence, démocratie représentative, corps intermédiaires). Concernant tout d’abord les institutions de l’État-providence (systèmes de santé, d’enseignement et de sécurité sociale) le niveau de confiance apparaît très élevé, en dépit d’un déficit important pour le système d’enseignement qui a perdu huit points de confiance entre 2008 et 2018. Concernant plus directement les institutions de la vie démocratique, telles que le gouvernement, l’administration, le parlement, le système judiciaire, les résultats révèlent un déficit de confiance particulièrement significatif qui vient à rebours des précédentes hausses enregistrées en 2008. Enfin, les corps intermédiaires constitués par les syndicats, la presse et les partis politiques rencontrent le déficit de confiance le plus fort (entre 39 % pour les syndicats et 12 % pour les partis politiques).

Ces résultats marquent un retour de balancier face aux précédentes hausses de confiance enregistrées lors de la dernière vague en 2008. Surtout, ils corroborent la thèse d’une jeunesse à la fois plus critique vis-à-vis du système politique démocratique actuel, mais aussi davantage sensible à une logique de transformation sociale et politique. À la question de savoir en effet quel objectif leur semble le plus important pour l’avenir de leur pays, 33 % des jeunes de 18-29 ans interrogés dans le cadre de l’enquête EVS répondent en premier choix l’augmentation de la participation aux décisions du gouvernement, loin devant le fait de garantir la liberté d’expression (26 %), maintenir l’ordre dans le pays (21 %) ou combattre la hausse des prix (20 %).

 

Les cadres de l’action collective

Ces aspirations à une plus forte horizontalité de l’exercice du pouvoir constituent un socle solide sur lequel les collectifs d’expérimentation démocratique construisent les cadres de l’action collective. Ces derniers reposent en effet sur la mise en œuvre d’une « grammaire de la vie publique » [5] qui permet aux militants de convertir les troubles éprouvés dans le fonctionnement de la vie démocratique afin de les doter de formats d’expression acceptables publiquement, c’està-dire identifiables par l’opinion publique et, par là, susceptibles d’être traités par l’action publique.

Cette « défiance organisée », pour reprendre les termes de Pierre Rosanvallon [6], articule dans le cas présent trois activités de cadrage : le cadrage de diagnostic, de pronostic et motivationnel [encadré Comprendre]. Malgré la diversité des champs d’intervention (transparence, aide à la décision, sensibilisation, actions autonomes, etc.), ces activités de production de sens donnent à voir les différents enjeux fédérateurs des collectifs d’expérimentation démocratique et la façon dont ils ajustent le sens de leurs actions aux contextes politique et social de la mobilisation.

 

Cadrage de diagnostic : dysfonctionnement et vitalité citoyenne

Le cadrage de diagnostic consiste pour les militants à s’entendre sur la définition d’une situation problématique, sur le repérage de ses responsables et sur l’identification des dommages éventuels. Mais contrairement à d’autres mouvements sociaux, les « victimes » directes et indirectes d’un modèle démocratique considéré comme défaillant étant difficilement identifiables, et les responsables de ces imperfections tout aussi insaisissables, les différents collectifs conçoivent les « cadres d’injustice » de manière large et relativement impersonnelle. Ce ne sont pas des individus ou des organisations clairement identifiés qui sont ciblés comme responsables de la désaffection actuelle, mais un « système », des « institutions », des « gouvernances » qui ne correspondraient plus à leurs attentes et qui annihileraient toute possibilité de controverse. Le constat partagé par ces militants est double : d’abord celui d’une complexification accrue du système politique français ; celui, ensuite, d’une mise à l’écart de ceux qui sont les plus éloignés des processus de décision, en priorité les catégories populaires et les jeunes.

Mais dans le même temps, placer le « système » ou les « élus » au centre de la problématique en les désignant comme les principaux fautifs des dysfonctionnements démocratiques actuels implique aussi de ne pas déresponsabiliser les citoyens qui doivent rester, pour la plupart, des militants de notre enquête, au cœur de la discussion. Pris dans une situation complexe où il s’agit à la fois de constater un dysfonctionnement et de voir dans ces imperfections les conditions d’émergence d’une possible vitalité citoyenne, ces collectifs cherchent à trouver un point d’équilibre pour le moins fragile : « Même si les institutions sont défaillantes, il n’y a pas de crise démocratique. Au contraire, la colère suscitée par ces défaillances constitue la base d’un possible renouvellement ! » (Giulia, 29 ans. Membre d’un collectif intervenant sur le champ des civic techs).

 

 

Cadrage de pronostic : proposer des solutions avec ou sans les institutions et les élus ?

Le cadrage de pronostic vise à définir les solutions préconisées aux problèmes identifiés préalablement au cours du cadrage de diagnostic. Ce dernier distinguant différentes causes au problème, les solutions préconisées tendent également à se fractionner autour de deux pôles, les « contestataires » et les « partenaires », marqués par des degrés de proximité très variables avec les institutions de la démocratie représentative. Schématiquement, les « contestataires » se placent en opposition face au fonctionnement institutionnel actuel et visent, par leurs actions, à déstabiliser le système politique par l’intermédiaire de la pression populaire. Le mouvement le plus médiatique reste bien sûr Nuit debout dont l’ambition était d’abord d’investir l’espace public pour construire une « convergence des luttes » à partir de la loi Travail, puis d’élargir dans un second temps les cibles de la contestation à l’ensemble des institutions politiques et du système économique. On retrouve également dans la catégorie des « contestataires » les divers collectifs qui investissent le champ plus ponctuel des élections pour tenter de « hacker » le système de démocratie représentative actuel. Il s’agit pour eux d’utiliser la résonance médiatique des élections pour remettre en cause la politique professionnelle, la personnification de l’élection et le fonctionnement plus général des partis politiques (Ma Voix, Primaire.org).

Les « partenaires » se situent davantage dans une logique de coopération avec les institutions pour les accompagner dans leurs démarches d’innovation. Les institutions démocratiques et leurs représentants ne sont pas considérés comme des acteurs à contourner mais davantage comme des collaborateurs avec lesquels il s’agit d’échanger. Il s’agit alors de répondre efficacement aux besoins exprimés par les institutions démocratiques, que ce soit au niveau des collectivités ou de l’État, afin de proposer des réflexions et des outils qui puissent apporter des améliorations dans le dialogue entre l’institution et le citoyen : « Plutôt que de se construire ou se dire contre des institutions ou en réaction contre elles, on préfère faire avec elles, avec des individus ou des personnes qui souhaitent les faire évoluer vers plus de transparence, plus de place donnée aux citoyens, plus de logique collaborative. » (Paul, 35 ans. Membre d’un collectif intervenant sur le champ de l’aide à la décision).

 

 

Cadrage motivationnel : mobiliser les troupes

Le cadrage motivationnel constitue « un appel aux armes » et offre aux potentiels adhérents différentes raisons de s’engager dans une action collective. Les motifs de la mobilisation peuvent être clairement identifiables, ils ne sont toutefois pas suffisants pour élargir le cercle des militants. Pour atteindre cet objectif, l’« alignement des cadres » [7] vise précisément à trouver une juste adéquation entre les motifs initiaux avancés individuellement par les militants et les raisons d’agir produites par les collectifs dans le cours de l’action. Trois registres de mobilisation peuvent ainsi être employés pour susciter l’adhésion des acteurs extérieurs au mouvement : l’urgence, l’intérêt général et l’efficacité.

1. En premier lieu, plusieurs collectifs mettent en avant l’« urgence » à agir en raison d’une démocratie considérée comme étant en déliquescence avancée. Ils se définissent d’abord comme des « lanceurs d’alerte » pour dénoncer la place trop réduite dévolue aux citoyens, l’absence de transparence des institutions, ou l’accaparement du pouvoir par une minorité de « décideurs ». Leur participation à des manifestations, à des blocages lors de sommet, l’« abstention militante » qu’ils disent dans certains cas défendre pour s’opposer au processus électoral actuel, constitueraient des actions de défense des principes démocratiques qui auraient été selon certains militants « dilapidés » par le système politique actuel. En se référant à des principes élémentaires de la démocratie (« souveraineté populaire », « citoyenneté », « horizontalité », etc.) pour étayer la crédibilité et la recevabilité de leurs actions auprès de potentiels adhérents, certains militants invoquent des principes supérieurs en soulignant les carences du système actuel.

2. Le deuxième registre du cadrage motivationnel se rapporte au principe de l’« intérêt général ». La force de conviction des militants et leur capacité à susciter l’adhésion des adhérents potentiels dépendent de la « montée en généralité » de leur cause particulière en défendant l’idée d’une lutte collective visant la défense du bien public. Déterminant pour la dynamique de leur mobilisation, le jugement des publics et des auditeurs extérieurs ne doit pour cela pas relever d’une logique binaire d’accord ou de désaccord : « Il ne s’agit pas de savoir si on a raison ou si on a tort. Il s’agit de constater objectivement les problèmes de démocratie actuels, et de proposer des alternatives nouvelles pour améliorer son cours. » (Martina, 33 ans). Il s’agit alors de passer de la singularité d’une perception individuelle à un sens commun partagé pour permettre à tout nouvel adhérent de s’identifier aux injustices rapportées.

3. Le troisième et dernier registre de cadrage motivationnel porte plus directement sur l’efficacité des actions engagées. Il s’agit de valoriser des impacts rapides, facilement identifiables et mesurables afin de positionner le pragmatisme du collectif à l’exact opposé de ce qu’ils considèrent comme « l’immobilisme des politiques ». Le principal enjeu consiste ainsi à « transformer ses proches en adhérents » en leur apportant des éléments non pas seulement sur le bien-fondé de leurs actions, mais aussi sur leurs effets en termes d’élargissement de la participation, de prise de décision, d’hétérogénéité des publics impliqués : « L’ensemble de ces militants considèrent que leurs actions ne sont pas mesurables à l’aune des discours, mais au regard de leurs effets avérés. » (Jade, 32 ans). De manière générale, plutôt qu’un système d’opposition entre élus et citoyens, les activités militantes de ces collectifs visent à se présenter aux auditeurs extérieurs comme des compléments incontournables de la démocratie représentative et non comme un substitut. Davantage que des vases communicants entre formes instituées et actions spontanées où les unes fonctionneraient au détriment des autres, les cadrages de l’action collective initiés par ces collectifs visent bien plus à replacer au cœur du processus démocratique, et non en solutions alternatives, les différentes actions, initiatives et réflexions engagées par les jeunes militants.

 

1. Expression employée par le collectif « Ma voix ».
2. L’enquête européenne sur les valeurs (EVS), soutenue par l’INJEP et réalisée tous les neuf ans depuis 1981, permet des comparaisons sur près de quarante ans (vagues de l’enquête en 1981, 1990, 1999, 2008 et 2018).

 

Sources bibliographiques

• [1] Rancière J. La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995
• [2] Brechon P., Gauthier F., Astor S., (dir.), La France des valeurs, PUG, 2019
• [3] Benford, R. D., et Snow D. A., « Processus de cadrage et mouvements sociaux : présentation et bilan », Politix, vol. 99, n° 3, 2012, p. 217-255
• [4] Foa R., Mounk Y., « The Danger of Deconsolidation. The Democratic Disconnect », Journal of Democracy, Volume 27, Number 3, July 2016
• [5] Cefaï, D., Trom, D. (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Éditions de l’EHESS, 2001
• [6] Rosanvallon P., La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 16
• [7] Snow, D.A. et al., « Frame alignment processes, micromobilization, and movement participation », American Sociological Review, 1986, 51, 4 : 464-481