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Socialisation juvénile en colonie de vacances

Entre renforcement et transformation de soi, les effets des « colos » sur les 12-16 ans


Enquêter à hauteur de vue des adolescents permet de comprendre, au plus près de leur expérience, ce que les colonies de vacances font aux jeunes. La « colo » est une « institution enveloppante » spécifique, distincte des autres institutions d’encadrement juvénile. Ces vacances encadrées constituent une rupture dans le quotidien des adolescents. Si les rapports de classes et/ou de genre préexistants s’y rejouent en grande partie et si partir en « colo » est l’occasion de renforcer certaines dispositions – rarement identifiées et travaillées par les équipes d’animation, les colonies de vacances sont aussi des moments propices à la confrontation à l’altérité sociale et aux transformations de soi – dont certaines dureront au-delà du séjour.


Socialisation juvénile en colonie de vacances

 

Entre renforcement et transformation de soi, les effets des « colos » sur les 12-16 ans

Enquêter à hauteur de vue des adolescents permet de comprendre, au plus près de leur expérience, ce que les colonies de vacances font aux jeunes. La « colo » est une « institution enveloppante » spécifique, distincte des autres institutions d’encadrement juvénile. Ces vacances encadrées constituent une rupture dans le quotidien des adolescents. Si les rapports de classes et/ou de genre préexistants s’y rejouent en grande partie et si partir en « colo » est l’occasion de renforcer certaines dispositions – rarement identifiées et travaillées par les équipes d’animation, les colonies de vacances sont aussi des moments propices à la confrontation à l’altérité sociale et aux transformations de soi – dont certaines dureront au-delà du séjour.

Chaque année, des séjours collectifs sont organisés par les collectivités territoriales, les associations d’éducation populaire ou de loisirs, les comités d’entreprise ou les clubs sportifs… Au cours de l’année 2018-2019, on compte près de 1,5 million de départs en vacances d’enfants et d’adolescents, partis sans leur famille, « loin » de leurs copains, de leur quartier ou de leur village, au sein d’accueils collectifs de mineurs avec hébergement [1]. Si la fréquentation de ces séjours collectifs fléchit de manière continue depuis 25 ans, l’expérience de la « colo » reste largement partagée par les jeunes vivant en France : en 2011, 40 % des jeunes de 18 ans sont partis au moins une fois en séjour collectif au cours de leur vie [2].

Par-delà les chiffres de fréquentation, on connait encore peu l’effet biographique des colonies de vacances sur les jeunes qui partent et en quoi ces vacances encadrées sont distinctes des autres institutions d’encadrement juvénile (famille, école, groupe de pairs, loisirs). Qu’est-ce que la « colo » fait aux filles, aux garçons, aux enfants des classes moyennes supérieures ou des classes populaires, aux descendants d’immigrés, aux jeunes ruraux, ou aux jeunes urbains ? Autant de questions que l’enquête « Ce que les colos font aux jeunes », menée par l’INJEP au cours de l’été 2019, a cherché à documenter. Cette recherche avait pour objectif d’explorer la socialisation juvénile en colonie de vacances. Elle a mis au jour la spécificité du cadre socialisateur de ces vacances encadrées, qui repose autant sur des normes explicites que sur les manières d’être (déjà) incorporées par les adolescents et les membres des équipes d’animation. On y constate que la colonie de vacances est une institution « enveloppante » [3] qui vise à la fois à créer un collectif et à agir sur chaque jeune individuellement, pour le bien du groupe et pour leur bien personnel. Ses effets socialisateurs sont doubles. La « colo » renforce certaines dispositions – c’est-à-dire des manières d’être, de faire, de penser – acquises hors de cet espace, particulièrement liées à un apprentissage juvénile des rapports de pouvoir – liés à la classe sociale d’origine et/ou au genre. Dans le même temps, la colonie de vacances est l’occasion d’une transformation de soi inédite, en ce qu’elle permet de grandir et d’élargir son univers culturel de référence.

 

DÉFINITION

La socialisation

La socialisation est le processus par lequel un individu apprend à vivre en société, en intériorisant des manières d’être, des représentations ou des identités individuelles et collectives. Il oriente également les pratiques. Ce processus a lieu au travers des groupes dans lesquels les individus sont insérés (famille, école, voisinage, groupe de pairs). Il conduit à leur différenciation, selon leur origine sociale, leur sexe ou encore leur origine géographique.

 

La colonie de vacances, une institution « enveloppante » aux normes explicites

L’enquête a permis de mettre au jour quatre normes spécifiques régissant les colonies de vacances : renforcement de l’autonomie, rupture avec le quotidien, capacité à interagir et invisibilité de l’encadrement. Dans chacun des séjours observés, ces normes sont transmises de manière explicite à la fois par l’équipe d’animation et par les jeunes déjà partis antérieurement en colonies de vacances. Elles sont largement appropriées par les adolescents, qui en reconnaissent d’autant plus la légitimité qu’elles leur procurent un plaisir inédit – alors même que la facilité à les mettre en œuvre dépend de leur âge (ou du nombre de colonies de vacances déjà fréquentées), de leur origine sociale et de leur genre.

La colonie de vacances permet aux jeunes de se construire un espace à eux, hors du regard des parents (norme de l’autonomie), ce qui leur procure un vif sentiment de liberté. Un second ressort du plaisir d’être en « colo » repose sur la pratique d’activités inhabituelles (norme de la rupture avec le cadre quotidien), qu’il s’agisse d’un saut en parapente ou du partage d’une intimité avec d’autres jeunes. Néanmoins, pour être apprécié, l’inconnu doit être combiné avec des éléments connus, sous peine d’une certaine déstabilisation liée à une perte de repères familiers. Une troisième dimension est l’excitation liée à la rencontre de nouvelles personnes avec qui chercher à former un « groupe soudé » au sein duquel se faire une place, ce qui repose sur le déploiement de capacités relationnelles (norme interactionnelle).

La colonie de vacances est en effet un moment où les jeunes doivent tous se parler, y compris entre garçons et filles. La timidité y est une caractéristique illégitime. Enfin, une « bonne colo » est caractérisée par une bonne entente avec l’équipe d’animation qui encadre les jeunes de manière quasi invisible (norme de l’invisibilité de l’encadrement). Le fonctionnement de ces vacances encadrées ne repose pas sur une autorité descendante (comme à l’école ou dans la famille), mais sur l’appartenance à un collectif soudé par le partage de ces quatre normes. L’encadrement est basé sur la mise en scène d’une proximité – liée à l’âge et/ou aux goûts culturels – entre jeunes et animateurs, d’où la sensation – à la fois avérée et travaillée – que ce sont des adultes différents de ceux auxquels les jeunes sont habitués.

Les adolescents ressentent d’autant moins l’encadrement des adultes que le contrôle de l’adéquation aux normes passe par le groupe entier : les jeunes aussi participent au rappel à l’ordre de ceux qui s’en écartent. C’est en cela que la colonie de vacances est une « institution enveloppante » : elle opère sur chaque individu à travers le collectif, pour générer des pratiques et des manières d’être spécifiques à la « colo ». Le collectif cherche ainsi à rendre chaque individu plus conforme à ces normes, pour le bien du groupe et pour son bien individuel – leur appropriation est en effet vu comme bénéfique pour les jeunes, y compris après le séjour.

 

La « loi du groupe », un cadre socialisateur implicite

En outre, chaque colonie de vacances est caractérisée par un mode de fonctionnement propre et implicite, qui constitue une « loi du groupe ». Celle-ci régit la hiérarchie entre les membres du groupe (adolescents comme animateurs), les manières d’être et d’interagir légitimes dans le groupe, les rites pour créer un sentiment d’homogénéité et d’appartenance. Elle s’institue dès les premiers jours et constitue un autre cadre socialisateur puissant. On n’en trouve pas trace dans les projets pédagogiques des équipes, puisque la « colo » est une rencontre, le temps du séjour, entre des manières d’être, des manières de voir le monde, des codes culturels – c’est-à-dire ce que les sociologues appellent des ethos – déjà incorporés par les jeunes et les animateurs, dont une partie est réactivée dans l’espace de la colonie de vacances.

Pour autant, tous les membres du groupe ne sont pas égaux devant la construction de cette loi commune qui, en revanche, s’impose à tous. On peut distinguer trois groupes, définis par la plus ou moins grande capacité de ses membres à l’édifier. Les personnalités « populaires » ou « leaders » sont au centre des interactions et influencent les autres. Ils donnent le ton au groupe, via un rôle moteur dans les activités, les jeux, les blagues et les « délires », ainsi que via une monopolisation de la parole en groupe. Ce sont les personnalités charismatiques du séjour. À part, parfois, quelques jeunes qui restent en marge (les « exclus »), les autres gravitent autour de ces personnalités populaires et de leur influence (les « suiveurs »), sans parvenir à l’infléchir, mais parvenant aussi à se créer une certaine autonomie personnelle. L’existence de ces hiérarchies est une co-construction continue des jeunes et des animateurs. Si une partie de la dynamique vient du groupe de jeunes, le rôle des animateurs est déterminant – qu’ils adoubent ou contrent la hiérarchie juvénile.

L’observation de la construction de cette « loi du groupe » montre qu’elle dépend des caractéristiques de classe, de genre et de l’âge de l’ensemble des adolescents et des animateurs, mais aussi du sentiment d’assurance incorporé par certains au préalable. D’une « colo » à l’autre, les individus charismatiques ne se ressemblent pas, même si ce sont toujours les garçons qui ont donné le ton. Au « Bambou » et au « Château », la loi du groupe était impulsée par des garçons issus des classes populaires urbaines, tandis qu’aux « Trois Lys », elle l’était par des garçons issus des classes supérieures. Quant à la « colo du Hêtre », elle était caractérisée par une lutte de leadership entre certains garçons des classes populaires, d’un côté, et les jeunes et animateurs issus des classes moyennes, de l’autre : chacun essayant d’imposer ses codes à l’ensemble du groupe.

 

 

Renforcement de socialisations ordinaires et rapports de pouvoir

Si les normes explicites de la colonie de vacances en font un espace en rupture avec la vie du dehors, l’analyse fait néanmoins ressortir une certaine continuité. La « colo » n’est pas coupée du reste de la société, notamment d’une intériorisation de rapports de pouvoir, entre classes sociales et entre sexes. Vivre en collectivité, entre jeunes, loin des parents, du quartier et des copains habituels fait indubitablement de la « colo » une expérience spécifique. Pour autant, cette dernière a des effets biographiques non spécifiques et renforce la socialisation ordinaire – que celle-ci entérine l’ordre social dominant ou non.

Comme la famille et certains loisirs encadrés, la colonie de vacances – à travers la « loi du groupe » ou certaines relations interindividuelles – peut valoriser la possession de ressources populaires, peu reconnues par des institutions plus légitimes comme l’école. Ainsi, les jeunes issus des classes populaires peuvent y pour- suivre l’incorporation d’un ethos populaire – dont ils sont habitués à expérimenter l’illégitimité hors de leur quartier. Ils renforcent ainsi leur sentiment d’estime de soi. Ce fut, par exemple, le cas au « Bambou » où les garçons étaient encouragés, par les personnalités charismatiques du séjour, à poursuivre l’incorporation d’une masculinité populaire virile, courante dans leur cadre de vie habituel et délivrant un certain prestige [4] : un ethos du sportif, musclé et dur à la douleur ; des dispositions alimentant la capacité à savoir se défendre par la parole ou par le corps à travers la maîtrise de joutes oratoires et de bagarres codifiées ; des techniques du corps, mettant en œuvre un souci de l’apparence esthétique ; une distance vis-à-vis des filles – qui étaient ainsi libres de puiser dans ce registre masculin ou de développer un quant-à-soi féminin, entre elles.

D’autres séjours peuvent, en revanche, constituer une caisse de résonance des apprentissages juvéniles de la domination sociale, à travers une valorisation des ressources culturelles légitimes au sein de la société. On observe ainsi un renforcement de l’incorporation par les jeunes de leur caractère distinctif, à la source d’un sentiment de supériorité pour ceux qui en disposent et d’un sentiment d’infériorité pour les autres. Ce fut, par exemple, le cas aux « Trois Lys » où les garçons issus des classes supérieures donnaient le ton à la « loi du groupe ». Ils fondaient leur position dominante sur leur capital culturel (aisance avec les normes explicites de la « colo », maîtrise de pratiques de loisirs distinctives comme le ski), y compris dans sa version scolaire (mise en avant des notes à l’école et d’un savoir scientifique et technique), ainsi que sur leur capacité à dominer les filles. Pour certains garçons, les « Trois Lys » ont ainsi constitué un espace où approfondir l’incorporation d’une « masculinité hégémonique », qui infériorise les filles [5].

Si la « loi du groupe » peut valoriser des ressources populaires ou bourgeoises, l’analyse montre qu’elle entérine, en général, un ordre du genre inégal (le masculin est plus légitime que le féminin).

 

MÉTHODE

L’analyse repose sur une enquête qualitative, menée par Pauline Clech, sous la coordination scientifique de Yaëlle Amsellem-Mainguy, dans quatre colonies de vacances, au cours des mois de juillet et août 2019. L’enquête porte sur les accueils collectifs de mineurs avec hébergement, quelle que soit la durée du séjour (« mini- séjour » inférieur à quatre nuits compris) et hors scoutisme. Dans chaque séjour, des entretiens avec des jeunes âgés de 12 à 16 ans ont été menés (38 entretiens auprès de 50 jeunes au total). Les thèmes abordés portaient sur les ressorts du départ, la description du moment « colo » et la vie en dehors. Des observations de la vie en colonies de vacances ont également été effectuées au cours des activités, jeux, repas, veillées et temps calmes. Elles se sont focalisées sur les modalités de construction et d’existence du groupe (« délires » collectifs, rituels), sur les hiérarchies au sein du groupe, sur les relations entre jeunes et avec les membres de l’équipe d’animation. Le choix des terrains a été conçu pour avoir accès à une diversité de séjours, du point de vue des organisateurs, des activités proposées et du profil social des jeunes – même si on note une surreprésentation des garçons. Ces quatre séjours observés s’inscrivent dans une tradition d’éducation populaire, visant une autonomisation et une responsabilisation des jeunes.

 

Exploration et transformation de soi inédites en colonie de vacances

Aux marges de la « loi du groupe », à travers certaines relations interindividuelles et une accumulation d’expériences de « colos », ces vacances encadrées sont aussi un moment propice aux transformations de soi. Partir en « colo » et en revenir changé n’est pas un mythe, même s’il convient d’en préciser les modalités. La socialisation de transformation « ne constitue pas une transformation radicale et totale de l’individu » [6] : les nouvelles dispositions s’ajoutent et se combinent avec celles déjà incorporées, sans les effacer. Ce processus est permis par une exploration de soi inédite [6] : en suspendant les relations et les rôles habituels, la colonie de vacances est un espace où il y a du jeu de soi à soi. La personnalité habituelle ne peut se maintenir telle quelle car les jeunes sont confrontés à un groupe inconnu, au sein duquel ils arrivent sans passé ni réputation et construisent leur place. Ils doivent, en outre, parfois se faire violence pour se conformer aux normes explicites de la « colo ». Deux dimensions d’une transformation de soi spécifique à la « colo » se dégagent particulièrement dans cette enquête.

D’abord, les vacances encadrées constituent un moment où les jeunes se sentent grandir. Sur un temps ramassé, encouragés par le regard des autres, notamment des plus grands et des animateurs, les adolescents vivent certaines expériences comme des rites de passage, les faisant transiter d’un état (enfance) vers un autre (adolescence, voire jeune adulte). La séparation avec les parents, le dépassement de soi, l’accumulation d’expériences nouvelles, le franchissement d’étapes biographiques et la projection vers l’âge adulte favorisent l’incorporation d’une sensation d’aguerrissement, à l’origine d’une assurance de soi renforcée. Apprendre à faire du ski ou du vélo, faire griller de la guimauve au bout d’un pic à brochette, dormir sous une tente ou s’expérimenter aux jeux de la séduction pour la première fois permettent aux jeunes d’élargir le monde sous leur contrôle.

Ensuite, la transformation de soi est alimentée par la confrontation à une altérité sociale. Les vacances encadrées ne sont pas coupées des logiques régissant les distances sociales ordinaires, au sein de l’espace résidentiel, professionnel ou de loisirs, puisque le recrutement des jeunes s’opère par ces voies. Sauf aux « Trois Lys », où l’accès se fait via un comité d’entreprise regroupant des parents occupant des positions inégales dans la hiérarchie interne, les autres séjours sont caractérisés par une certaine homogénéité sociale. Néanmoins, même au sein de ces séjours, la présence de certains jeunes et/ou adultes, issus de milieux sociaux différents, introduit des manières d’être et des styles de vie divergents. Cette coprésence permet des échanges culturels croisés (des classes populaires vers les classes moyennes supérieures et réciproquement), un décentrement par rapport au « monde tout court » dans lequel les jeunes baignent depuis l’enfance (découvrir des modes de vie inconnus) et l’incorporation durable de manières d’être et de codes interactionnels « dissonants » [7] – qui tranchent et s’ajoutent à ceux acquis au sein de l’univers familial ou amical habituel. Plus les adolescents ont cumulé les départs en « colo », plus ils ont été susceptibles d’être confrontés à cette altérité sociale, à partir de laquelle ils ont pu élargir leur répertoire culturel.

 

Sources bibliographiques

[1] DJEPVA, fichiers SIAM ; traitement INJEP-MEDES.
[2] Bulletin de l’OVLEJ, n° 42, 2013.
[3] Darmon M., Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013.
[4] Oualhaci A., Se faire respecter. Ethnographie des sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis, Rennes, PUR, 2017.
[5] Connell R.W., Messerschmidt J.W., « Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique ? », Terrains & travaux, vol. 2, n° 27, p. 151-192, 2015.
[6] Darmon M., La socialisation, p. 119, Paris, Armand Colin, 2011.
[6] Amsellem-Mainguy Y., Mardon A., Partir en vacances entre jeunes : l’expérience des colos. Rapport sur les accueils collectifs de mineurs, Rapport d’étude, Paris, INJEP, 2011.
[7] Lahire B., La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006.