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La démocratie à l’épreuve de la jeunesse. Une (ré)génération politique ?


Hausse de l’abstention, affaiblissement des allégeances partisanes, défiance à l’égard du personnel politique, attirance supposée pour des régimes non démocratiques, ces différents troubles de la démocratie représentative touchent-ils d’abord la jeunesse ? N’est-ce pas une autre manière d’être citoyen qui émerge, hors des liens avec les institutions politiques classiques ? Sans être nouvelles ni spécifiques à la France, ces conceptions et pratiques politiques tendent effectivement à se généraliser avec le renouvellement générationnel en cours et contribuent à fortement perturber le double rapport d’allégeance à la démocratie représentative et de déférence à l’égard des organisations et acteurs politiques porté par les anciennes générations.


La démocratie à l’épreuve de la jeunesse

Une (ré)génération politique ?

 

Hausse de l’abstention, affaiblissement des allégeances partisanes, défiance à l’égard du personnel politique, attirance supposée pour des régimes non démocratiques, ces différents troubles de la démocratie représentative touchent-ils d’abord la jeunesse ? N’est-ce pas une autre manière d’être citoyen qui émerge, hors des liens avec les institutions politiques classiques ? Sans être nouvelles ni spécifiques à la France, ces conceptions et pratiques politiques tendent effectivement à se généraliser avec le renouvellement générationnel en cours et contribuent à fortement perturber le double rapport d’allégeance à la démocratie représentative et de déférence à l’égard des organisations et acteurs politiques porté par les anciennes générations.

La dernière édition de l’Enquête européenne sur les valeurs [encadré « Comprendre »] permet non seulement de constater les évolutions sur près de quarante ans du rapport entretenu par les différentes générations avec la démocratie, mais également de saisir l’origine de ces transformations en les réinsérant dans le système de valeurs des citoyens. Les évolutions observées ne témoignent alors pas seulement d’une défiance vis-à-vis des institutions démocratiques considérées par les nouvelles générations comme inadaptées pour réduire les inégalités et prévenir les risques de dégradation des conditions de vie. Elles rendent également compte des aspirations nouvelles des jeunes vers plus d’horizontalité et de justice globale. Ces attentes ne sont pas théoriques, abstraites ou désincarnées. Elles se matérialisent au contraire par des pratiques démocratiques exercées hors des organisations politiques traditionnelles, et dans des dimensions davantage protestataires pour faire advenir une démocratie plus en phase avec les valeurs de droits ou d’égalité auxquelles nombre d’entre eux adhèrent.

 

 

Une défiance qui exprime de nouvelles exigences démocratiques

La question du rapport entretenu par les citoyens avec la démocratie a fait l’objet ces dernières années d’une importante littérature scientifique, avec la thèse régulièrement reprise d’une plus forte défiance des nouvelles générations vis-à-vis des institutions de la vie démocratique par rapport à leurs aînés. Les termes employés sont pessimistes, laissant entrevoir un avenir sombre évoqué sous les termes de « déconsolidation » de la démocratie ou d’« érosion démocratique » [2]. Parfois interprétée comme un simple effet de cycle de vie des jeunes dont le degré de contestation irait en diminuant à mesure qu’ils rentrent dans l’âge adulte, ou comme un effet de génération amené à se maintenir dans le temps, différentes thèses s’opposent sur les effets à plus long terme de cette relation contrariée.

Si nous regardons en premier lieu le soutien déclaré à différents types de régime, les données recueillies apparaissent ambivalentes [graphique 1]. Un résultat encourageant d’abord concerne les opinions positives portées par les 18-29 ans sur le régime démocratique dont on voit qu’il atteint en 2018 des niveaux inégalés depuis l’introduction de cette question en 1999 (+12 points) et qui se maintient à un niveau très élevé avec 94 % d’opinions favorables, soit cinq points de plus que pour l’ensemble des Français.

Mais ce plébiscite apparent doit être nuancé. Il s’accompagne d’une hausse importante en 2018 de jeunes de 18-29 ans se déclarant favorables à des régimes non démocratiques. Une large majorité d’entre eux (58 %, +8 points depuis 2008) porte une opinion positive sur un régime dirigé par des experts plutôt que par un gouvernement. Près d’un quart des 18-29 ans (23 %) considèrent également qu’une bonne façon de gouverner serait d’avoir « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper des élections pour gouverner ». De même, l’intérêt déclaré des jeunes de 18-29 ans pour le régime militaire se distingue assez nettement des Français plus âgés avec des opinions favorables de cinq points supérieurs aux autres catégories d’âge, et une hausse significative de huit points depuis 2008. Comme le souligne à ce sujet Camille Bedock [3], il convient de rester prudent sur cet intérêt déclaré pour l’armée. S’agit-il d’un retour en force d’une vision disciplinaire de la société ou d’une représentation positive d’une institution militaire désormais davantage perçue à travers un rôle de maintien de la paix, de protection des citoyens dans le contexte des attentats ou de possibles occasions de carrière ? Ces derniers résultats nécessitent d’interroger les attentes et aspirations que les nouvelles générations peuvent avoir de la démocratie.

 

 

À la question de savoir quelles sont les caractéristiques essentielles de la démocratie [tableau 1] les nouvelles générations nées après 1990 expriment une exigence plus affirmée que les générations plus âgées pour le respect de certains principes essentiels, tels que la tenue d’élections libres et justes, l’égalité des droits entre les individus, la redistribution de l’impôt, l’égalisation des revenus.

Les jeunes citoyens les plus critiques vis-à-vis de leur régime politique tendent à avoir une vision plus exigeante de la démocratie, s’éloignant ainsi d’une conception limitée au simple vote pour y intégrer d’autres dimensions davantage tournées vers des principes d’égalité des conditions d’existence et de réduction des inégalités [3]. En cas de défaillance de ce modèle, plus particulièrement en période de crise économique, la confiance accordée au personnel politique et au fonctionnement démocratique peut s’en trouver fortement affectée car n’ayant pas répondu aux besoins de protection et de justice globale exprimés.

La défiance vis-à-vis de la démocratie ne pourrait de la sorte être assimilée à un sentiment de repli ou de dépossession politique. Elle témoigne des attentes nouvelles en faveur d’un État plus interventionniste dans le domaine de la protection sociale et d’égalisation des conditions d’existence. Le contexte de crise économique subi par les nouvelles générations depuis 2008 a, de ce point de vue, contribué à affirmer les valeurs altruistes en même temps qu’elle a redessiné, selon Frédéric Gonthier [4], « la base symbolique pour une légitimité renouvelée de l’État-providence, tout particulièrement auprès des jeunes ».

 

Comprendre

L’enquête européenne Valeurs et l’ouvrage collectif Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie Intégrée à un programme de recherche international destiné à suivre sur le long terme l’évolution des valeurs en Europe, l’enquête européenne Valeurs (European Values Study [EVS]), conduite en France par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (ARVAL), soutenue par l’INJEP et réalisée pour la première fois en 1981, est renouvelée tous les neuf à dix ans. Faisant suite aux quatre dernières éditions de 1981, 1990, 1999 et 2008, la cinquième édition de 2018 permet donc des comparaisons sur presque quarante ans dans différents champs thématiques : politique, institutions, famille, religion, travail, normes sociales, engagement et participation associative.

Les principaux résultats de l’édition 2018 sur les nouvelles générations sont présentés dans l’ouvrage collectif Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie [1]. À l’échantillon principal de l’enquête (1870 personnes de 18 ans ou plus résidant en France), un échantillon complémentaire de 721 jeunes (18 à 29 ans) a été ajouté à la demande de l’INJEP afin de permettre d’appréhender plus finement les systèmes de valeurs des jeunes Français, leurs spécificités et leurs éventuelles différences avec d’autres groupes d’âges.

 

Un renouvellement générationnel qui entraîne un renouveau démocratique ?

Ce rapport différencié à la démocratie entre les plus jeunes nés après 1990 et les autres générations plus âgées se retrouve t-il également dans la façon de s’exprimer politiquement et d’intervenir dans le débat public ? Longtemps, les moins de trente ans ont été perçus comme un groupe social « à part » qui se distinguerait fortement des autres catégories d’âge par une pratique du vote intermittente, voire absente, et une confiance nettement amoindrie pour les institutions de la vie démocratique. En abordant la question du rapport à la politique de l’ensemble des générations à travers différentes variables [graphique 2], l’Enquête européenne sur les valeurs permet de battre en brèche certaines idées reçues en matière de différences intergénérationnelles.

La classe d’âge la plus atypique n’est pas celle des 18-29 ans qui s’avère très proche des autres classes d’âge actives concernant la méfiance exprimée à l’égard des partis, du gouvernement ou du parlement ou encore l’intérêt déclaré pour la politique et le fait de se tenir informé de la politique, mais la génération des baby-boomers qui se distingue par un niveau de participation électorale et d’allégeance aux organisations politiques nettement supérieur.

 

 

Deux hypothèses sur l’évolution du rapport des jeunes à la politique se trouvent ici invalidées :

– L’hypothèse de l’effet d’âge d’abord : une fois passée sa jeunesse, on postule souvent que chacun rentrerait dans le rang de la démocratie représentative et en accepterait ses principes et ses règles pour se rapprocher des citoyens plus âgés. Cela ne se vérifie plus. Se donne bien plus à voir un effet de génération spécifique aux baby-boomers français qui se démarquent nettement des post-baby-boomers et des nouvelles générations. Leur propension à voter de manière systématique à chaque élection depuis les années 1960 [5] contribue aussi à asseoir l’influence de ce groupe dans la vie politique française. Le renouvellement générationnel à venir implique de ce fait un renouvellement politique et démocratique important dans les prochaines années, sans lequel le décalage entre aspirations et offre politique proposée va s’agrandir.

– L’hypothèse de l’impact de l’élévation du niveau de diplôme sur la propension des jeunes à s’intéresser à la politique se trouve, elle aussi, invalidée. Si l’on suit la thèse de Ronald Inglehart [6] sur la « mobilisation cognitive », la hausse du niveau d’études des nouvelles générations aurait dû s’accompagner d’une augmentation importante de l’intérêt déclaré pour la politique avec de jeunes citoyens à la fois plus critiques, mais aussi plus investis et mobilisés. Cela n’a pas été le cas et on constate davantage que la nouvelle population de jeunes diplômés est venue remplir le réservoir des citoyens « distants » qui restaient sur la réserve lors des précédentes vagues de l’enquête réalisées entre 1981 et 2008. Comme le souligne à ce sujet Vincent Tiberj [5], du fait d’un niveau de connaissance politique accrue, « ce sont des citoyens “à qui on ne la fait pas” […] La connaissance ne crée plus de l’appétence, mais des citoyens désenchantés qui ne s’enthousiasment plus pour la scène politique ».

 

 

Un réenchantement démocratique hors des institutions politiques traditionnelles

Le désenchantement politique observé au niveau de la participation institutionnelle peut toutefois étroitement s’articuler avec un réenchantement démocratique par un investissement plus important des jeunes citoyens et – de manière certes plus modérée – des générations actives, dans des modalités de participation hors des institutions politiques traditionnelles. S’ils se déclarent désinvestis de l’engagement partisan, ils jouent toutefois un rôle de catalyseur dans d’autres arènes démocratiques pour défendre des causes ou intervenir dans le débat public, comme en témoigne le graphique 3 qui rend compte de différentes modalités de participation (et de non-participation) : les « protestataires » qui ne votent qu’épisodiquement, mais ont déjà protesté (pétition, manifestation, boycott, grève illégale) ; les « électeurs » qui désignent les citoyens qui votent systématiquement, mais s’abstiennent de protester ; les « polyparticipants » qui votent systématiquement et ont déjà protesté ; les « non-participants » qui ne votent pas systématiquement et n’ont jamais protesté.

À la lecture du graphique, des différences notables apparaissent entre les cohortes, plus particulièrement aux deux extrémités entre les plus jeunes, nés en 1991 et après, pour lesquels la protestation constitue la modalité de participation et d’expression politique la plus couramment pratiquée alors qu’à l’inverse, les générations les plus âgées, plus en retrait sur des formes de participation alternative, restent très attachées au vote et à la participation électorale.

Mais les transformations observées ne proviennent pas tant de cette forte polarisation entre les deux extrémités du spectre, déjà constatées lors des précédentes vagues depuis 1981, mais des générations « intermédiaires », désormais occupées par les baby-boomers et post-baby-boomers, protestataires et/ou polyparticipants quand ils étaient jeunes et qui, en vieillissant, continuent de mobiliser différents moyens d’action : les baby-boomers sont 51 % pour la cohorte 1941-1950 et 54 % pour la cohorte 1951-1960 à être polyparticipants. Les post-baby-boomers sont quant à eux plus nombreux à être des protestataires (entre 45 % pour la génération 1971-80 et 54 % pour la génération 1981-1990). L’évolution de ces générations intermédiaires donne ainsi à voir une généralisation progressive des modalités de participation alternatives des attitudes politiques et un progressif remplacement générationnel avec le déclin des purs électeurs et à l’inverse une forte progression chez les autres générations du recours aux formes d’action protestataire.

Ce renouvellement des formes de participation et des modes d’action, moins institutionnels et plus protestataires, va progressivement « donner le ton » de la politique française. En cause, le remplacement générationnel en cours et la participation plus diffuse des individus nés après les années 1960, notamment ceux qui pouvaient se tenir jusqu’alors à distance de la politique institutionnelle.

 

Sources bibliographiques

• [1] Lardeux L. & Tiberj V. (Dir.), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, La documentation française, 2021.
[2] Foa R. & Mounk Y., “The danger of deconsolidation: the democratic disconnect”, Journal of Democracy, no 3, vol. 27, 2016. p. 5-17.
• [3] Bedock C., « Les jeunes Français sont-ils moins attachés à la démocratie que les autres ? Une exploration des déterminants du soutien aux alternatives non démocratiques », in Lardeux L. & Tiberj V. (Dir.), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, La documentation française, 2021.
• [4] Gonthier F., « Les valeurs économiques et sociales des jeunes : plus interventionnistes, plus altruistes », in Lardeux L. & Tiberj V. (Dir.), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, La documentation française, 2021.
• [5] Tiberj V., « Ni pires, ni meilleurs… différents ! Comment la citoyenneté évolue parmi les jeunes », in Lardeux L. & Tiberj V. (Dir.), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, La documentation française, 2021.
• [6] Inglehart R., Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton (États-Unis), Princeton University Press, 1990.
• [7] Tiberj V., « Trop apathiques ou trop remuants ? Générations et participation politique », in Lardeux L. & Tiberj V. (Dir.), Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, La documentation française, 2021.