Dans le cadre d’une vaste enquête réalisée auprès de 7 000 lycéens visant à mesurer leur degré d’adhésion à des thèses et pratiques radicales, l’INJEP participe plus spécifiquement au volet portant sur le sentiment d’injustice et de discrimination. Les résultats font apparaître un puissant désir de réussite de la part de lycéens déclarant pourtant subir de multiples injustices et discriminations.
Dans le cadre d’une vaste enquête réalisée auprès de 7 000 lycéens visant à mesurer leur degré d’adhésion à des thèses et pratiques radicales, l’INJEP participe plus spécifiquement au volet portant sur le sentiment d’injustice et de discrimination. Les résultats font apparaître un puissant désir de réussite de la part de lycéens déclarant pourtant subir de multiples injustices et discriminations. La forte adhésion des jeunes des quartiers populaires au modèle d’intégration, qui est censé garantir l’égalité des chances à chacun quelle que soit sa place sur le territoire français, peut toutefois engendrer de profondes frustrations en cas de défaillance de ce principe d’égalité.
L’un des volets de la recherche sur l’adhésion des jeunes aux thèses et pratiques radicales [encadré Méthodologie] vise à caractériser les situations d’inégalités sociales et scolaires rencontrées par les lycéens pour ensuite décrire les sentiments d’injustice et les éventuelles formes de protestation que ces situations peuvent engendrer. À la lecture des résultats, il apparaît notamment qu’un sentiment prononcé de frustration peut se former à partir des écarts structurels entre, d’une part, des attentes très fortes formulées par les lycéens à l’égard de l’école et, d’autre part, des situations objectives d’inégalités rencontrées dans les différents établissements enquêtés. Ces différenciations structurelles peuvent dans certains cas se traduire en termes de sentiment d’injustice et de discrimination. Elles peuvent aussi inciter certains lycéens à adhérer à des idées et pratiques radicales et conduire à la contestation d’un ordre scolaire et social pouvant parfois être perçu comme excluant.
Des établissements socialement inégaux, mais des lycéens tout aussi ambitieuxLes résultats de la recherche ont permis d’interroger la relation entre caractéristiques sociologiques des établissements et aspirations personnelles des lycéens. Dans quelle mesure la composition sociale et ethnique d’un lycée contribue-t-elle à ouvrir ou à fermer des horizons de réussite incitant ces élèves à regarder l’avenir avec plus ou moins d’optimisme ?
Pour répondre à cette question, nous avons dans un premier temps établi une typologie des établissements de notre échantillon à partir d’une analyse statistique des données sur les caractéristiques sociales, économiques et ethniques de leurs élèves. Trois types de lycées sont ici à différencier : « lycées très populaires », « lycées assez populaires », « lycées mixtes socialement ». Les lycées de type « très populaire » comptent quatre fois plus de parents d’élèves étrangers que les lycées de type « mixte socialement » (16 % contre 3 %), et trois fois plus de parents binationaux (35 % contre 11 %). Cette différenciation liée aux origines des parents se double d’une différenciation sociale. On compte en effet dans les lycées de type « très populaire » 38 % de filles ou de fils d’ouvriers contre 25 % dans les lycées mixtes socialement ; par ailleurs, 11 % des lycéens d’établissements très populaires déclarent que leur père est en recherche d’emploi contre 4 % dans les lycées socialement mixtes.
Malgré des distinctions sociales et ethniques très fortes entre les différents établissements, on observe a contrario, et de façon contre-intuitive, des scores d’adhésion au système scolaire des élèves très proches d’un type de lycée à un autre [tableau]. Cet indicateur a été construit à partir des questions portant sur le jugement des lycéens quant à l’utilité de l’école pour leur vie future, et sur leur expérience scolaire personnelle (« satisfaction à l’égard de l’orientation », « sentiment d’avoir été traité de manière juste à l’école »).
Il apparaît à la lecture de ces résultats qu’un établissement marqué par de très fortes inégalités sociales et fréquenté majoritairement par des descendants d’immigrés ne comptera pas plus d’élèves éloignés des valeurs transmises par l’école qu’un lycée socialement et ethniquement plus mixte. Qu’il s’agisse de l’orientation passée ou à venir, ou de la facilité espérée à trouver un emploi au cours de leur vie professionnelle future, les élèves des lycées très populaires ne se distinguent pas des autres lycéens.
Par ailleurs, le fait d’être dans une situation sociale plus fragile ne semble pas altérer l’optimisme et la faculté à se projeter à un niveau supérieur. Ce sont en effet les élèves des lycées très populaires qui considèrent plus souvent que les autres l’école comme utile pour leur vie future (78 % contre 75 %) et qui envisagent très majoritairement une situation future meilleure que celle de leurs parents (66 % contre seulement 39 % pour les élèves des lycées mixtes socialement). S’il existe de très fortes inégalités sociales, celles-ci n’amènent pas les élèves à minorer le rôle de l’école comme moyen d’ascension sociale. Au contraire, on observe ici de nombreux élèves des quartiers populaires déterminés à tirer le meilleur parti des opportunités offertes par le système scolaire.
Réalisée avec le concours du CNRS et le soutien du ministère de l’Éducation nationale, de l’INJEP, de la CNAF et de la Fondation Jean-Jaurès, cette recherche sur les jeunes et la radicalité a été coordonnée par Olivier Galland (GEMASS, CNRS Paris 4) et Anne Muxel (CEVIPOF, CNRS, Sciences Po). Elle se donne pour objectif de caractériser et de mesurer le degré d’adhésion des jeunes enquêtés à des idées et pratiques radicales dans le domaine politique et religieux, et d’identifier les facteurs associés à ces dispositions [1]. Trois types de matériaux ont été réunis :
- une enquête quantitative par questionnaires auto-administrés auprès de 7 000 lycéens de classe de seconde, réalisée en septembre-octobre 2016 sur la base d’un échantillon raisonné de 21 lycées publics d’enseignement général, technologique et professionnel répartis dans quatre académies (Lille, Créteil, Dijon, Aix-Marseille) ;- une enquête quantitative auto-administrée en ligne auprès d’un échantillon représentatif de 1 800 jeunes de 14-16 ans ;- une enquête qualitative comportant des entretiens individuels et des focus groups avec des jeunes lycéens appartenant aux établissements concernés par l’enquête.
Au-delà des inégalités objectives d’éducation et des écarts importants de réussite scolaire entre les lycées très populaires et les lycées socialement mixtes, notre enquête permet d’observer de quelle manière ces différenciations objectives sont vécues subjectivement par les lycéens selon les caractéristiques de leur environnement social.
Le sentiment d’injustice, plus particulièrement dans le domaine scolaire, reste diversement éprouvé. Des écarts importants sont ainsi observables dans la proportion de lycéens déclarant avoir été traités de manière injuste à l’école : ceux fréquentant des établissements de type populaire sont 25 % à avoir déjà éprouvé ce sentiment négatif, ceux des lycées socialement mixtes représentent 17 %. Ce différentiel apparaît nettement plus important encore lorsqu’il s’agit de relier ce sentiment d’injustice dans le cadre scolaire avec le type de filière fréquenté. Les lycéens inscrits dans des filières professionnelles sont presque deux fois plus nombreux à déclarer avoir subi un traitement injuste à l’école ou au collège que les lycéens fréquentant une filière générale ou technologique. Ce sentiment d’injustice est également beaucoup plus marqué chez les jeunes ayant déjà redoublé (27 %) par rapport à ceux n’ayant pas de retard scolaire (17 %). Les différences constatées entre les filières, mais aussi entre redoublants et non redoublants, confirment qu’il existe des parcours scolaires contrariés et des orientations parfois subies plus que choisies.
En ce qui concerne l’origine ethnoculturelle, des différences notables sont également observables dans le fait d’avoir déjà ressenti un traitement injuste à l’école entre les jeunes dont les deux parents sont nés en France métropolitaine (17 %) et les jeunes issus d’un couple mixte (22 %), ou de deux parents immigrés (23 %). En prenant plus spécifiquement en compte les régions d’origine des parents, les écarts sont là encore significatifs entre les jeunes dont les parents sont originaires de Turquie (30 % ressentent un traitement injuste à l’école), d’Afrique du nord (25 %) ou d’Afrique subsaharienne (24 %). Le sentiment d’injustice scolaire des jeunes qui descendent de migrants peut être vu comme une conséquence d’orientations scolaires contrariées ou empêchées [2]. Rappelons que les jeunes issus de l’immigration africaine (Maghreb et Afrique subsaharienne) sont plus nombreux dans les filières technologiques ou professionnelles que dans les voies générales. Ces orientations, lorsqu’elles ne sont pas choisies, peuvent en effet être génératrices de frustrations liées à un décalage entre des attentes et des mobilisations fortes des familles immigrées et des situations d’échec, de retard scolaire ou d’orientation non désirée.
À la lecture de ces résultats, il est aussi intéressant de saisir dans quelle mesure les injustices ressenties dans le domaine scolaire par certaines catégories de lycéens peuvent être en partie liées à l’existence de facteurs de discrimination.
En ce qui concerne le sentiment de discrimination « ethnique, de religion ou de quartier » 1 , les résultats font apparaître, conformément à d’autres enquêtes menées sur la question [3], que les descendants de l’immigration d’Afrique subsaharienne ont la probabilité la plus forte de ressentir ce type de discrimination, suivis par les descendants d’immigrés originaires de territoires ultra-marins et, enfin, par ceux de l’immigration maghrébine. Il apparaît par ailleurs que l’origine sociale, la composition familiale ou le lieu de résidence, dont la puissance explicative sur les parcours scolaires a souvent été rappelée, n’atténuent pas la force de l’origine migratoire dans la probabilité de déclarer une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier.
Frustration relative, inégalités réelles et inégalités ressentiesDe façon contre-intuitive, les traitements statistiques nous informent également que le fait de fréquenter un lycée plus avantagé socialement augmente significativement les chances de déclarer un sentiment de discrimination ethnique, religieuse ou de quartier par rapport aux lycéens fréquentant un établissement très populaire dans lequel on trouve pourtant majoritairement des élèves issus de l’immigration extra-européenne. Les situations objectives d’inégalité ne suffisent donc pas à expliquer la formation du sentiment de discrimination. Ce sont davantage les contextes d’interactions plutôt que les inégalités réelles qui favorisent son apparition. Comme le révèle le graphique 1, les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb, minoritaires dans les lycées de centre-ville, ressentent plus souvent une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier dans les établissements plus avantagés socialement dans lesquels ils se trouvent minoritaires. À l’inverse, les lycéens descendants de parents français nés en France, dont nous avons pu voir qu’ils se trouvent en forte minorité dans certains lycées des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ressentent plus fréquemment une discrimination ethnique, religieuse ou de quartier dans les lycées très populaires.
Le fait que la relation entre sentiment de discrimination et niveau social du lycée soit inversée selon que les lycéens soient ou non descendants d’immigrés est riche d’enseignements sur la formation de la « frustration relative » [encadré Définition]. Il semblerait ainsi que ce ne soit pas tant le fait d’appartenir à un groupe effectivement discriminé que le fait que ce dernier soit minoritaire dans le quartier concerné qui augmente les chances de ressentir un traitement différencié du fait de ses origines. Le ressentiment peut ainsi être d’autant plus affirmé dans des situations de comparaison sociale où les lycéens se retrouvent non pas avec des semblables qui partagent la même expérience d’injustice, mais lorsqu’ils sont minoritaires, relativement plus isolés et davantage pris dans des épreuves individuelles de concurrence et de rivalité.
De la frustration aux attitudes protestataires ?Le décalage constaté entre les attentes et les espoirs d’une vie meilleure d’un côté, et le sentiment de discrimination et d’injustice éprouvé par certains lycéens de l’autre, peut nourrir en profondeur les ressentiments régulièrement exprimés au cours des entretiens. Cette frustration peut aussi prendre des dimensions plus protestataires.
En mesurant la probabilité de participer à des activités radicales suivant le degré d’injustice éprouvé par certains lycéens, et en contrôlant les variables liées à l’établissement (type et filière), au retard scolaire, au sexe et aux origines sociales et ethniques des parents, on observe que le fait de déclarer la société très injuste a un effet positif significatif sur la participation à des actions de protestation ou sur l’acceptation de certaines idées et pratiques violentes ou déviantes. Toutes choses égales par ailleurs 2 , un lycéen considérant la société très injuste a 2,2 fois plus de risques par rapport à un lycéen qui la considère très juste de juger acceptable, plutôt qu’inacceptable, de combattre les armes à la main pour sa religion et 3,6 fois plus de risques d’accepter l’idée de participer à une action violente pour défendre ses idées. Cela nous conduit à interroger le lien entre, d’une part, le sentiment de discrimination et, d’autre part, le degré de « radicalité politique » [graphique 2]. Les lycéens déclarant ne pas ressentir de discrimination ethnique, religieuse ou de quartier sont ceux qui enregistrent les scores les plus faibles de radicalité politique. À l’inverse les lycéens qui se sentent discriminés en raison de leur origine, de leur religion ou de leur quartier sont nettement plus nombreux que les autres à se situer sur les valeurs élevées de cet indicateur.
Sans pour autant avoir nécessairement participé à des actions radicales, mais en déclarant un possible passage à l’acte, l’adhésion à des thèses ou des pratiques violentes, déviantes ou protestataires de la part de lycéens déclarant avoir déjà ressenti plusieurs situations de discrimination cristallise bien souvent ces sentiments d’abandon, d’injustice et de victimation collective. Ces pratiques radicales peuvent être entendues comme une révolte « protopolitique » au sens où l’entend Gérard Mauger, c’est-à-dire « dépourvue de perspectives de transformation politique ou sociale, mais cependant porteuse d’une critique de l’ordre des choses ». Parmi les critiques régulièrement formulées par les lycéens des établissements populaires au cours des entretiens, revient régulièrement le sentiment éprouvé d’un renoncement politique d’une école démocratique et égalitaire. La croyance en l’idéal républicain d’égalité des chances se fissure encore davantage dans les territoires les plus précarisés. Mais nous l’avons souligné, cette critique ne débouche pas systématiquement sur des postures radicales. Elle donne aussi à voir un puissant désir de réussite et des ambitions personnelles toujours aussi fortes pour surmonter les nombreuses injustices ressenties : « Moi, ma politique, c’est réussir. Quand je vais réussir pour moi, c’est là que j’aurai fait ma politique » (un lycéen d’un établissement de type « très populaire », 15 ans, académie de Créteil).
• [1] Galland O., Muxel A. (dir.), La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, Presses universitaires de France, 2018• [2] Moguérou L., Brinbaum Y., Primon J.-L., « Les ressources scolaires des immigrés à la croisée des histoires migratoires et familiales », in Beauchemin C., Hamel C., Simon P. (coord.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Paris, Éditions de l’INED, 2016• [3] Beauchemin C., Hamel C., Simon P. (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Paris, Éditions de l’INED, 2016• [4] Mauger G., L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Éditions du Croquant, 2006
La forte adhésion des jeunes des quartiers populaires au modèle d’intégration, qui est censé garantir l’égalité des chances à chacun quelle que soit sa place sur le territoire français, peut toutefois engendrer de profondes frustrations en cas de défaillance de ce principe d’égalité.Laurent Lardeux, chargé d’études et de recherche, INJEPAtlas national des fédérations sportives 2019 Hors collection
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