Des travaux récents sont venus éclairer les conditions de vie des jeunes ruraux, mais nombre d’entre eux ne concernent que les jeunes hommes et très peu se concentrent sur les femmes. La recherche menée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) et l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP – chaire jeunesse) a pour ambition de mieux comprendre les conditions de vie des jeunes filles et jeunes femmes dans le monde rural. Les auteurs Yaëlle Amsellem Mainguy, sociologue, chargée d’études et de recherche à l’INJEP et Sacha Voisin, sociologue, ingénieur de recherche à l’Ehesp / associé à l’Injep livrent les premiers résultats.
Aujourd’hui, près d’un jeune sur cinq vit en milieu rural, ce qui représente près de 4,5 millions de personnes (dont 3 millions ont moins de 18 ans). Des travaux récents sont venus éclairer les conditions de vie des jeunes ruraux, pour autant ils se concentrent avant tout sur les jeunes hommes, les jeunes femmes y apparaissent au second plan. Cette étude a pour ambition de mieux comprendre les conditions de vie des jeunes filles et jeunes femmes dans le monde rural. Qui sont-elles ? Qu’est ce qu’être une fille « du coin » ? Comment se jouent et se rejouent les réseaux d’amitié ? Quels sont les lieux de sociabilités sur les territoires ruraux ? Quels sont les rôles attendus et à quoi doivent-elles se conformer ? Existe t-il un « entre soi » féminin ? Quelles sont leurs place dans les sociabilités mixtes ? Plus largement, quelles places prennent les jeunes femmes et jeunes filles dans les activités de loisirs et dans l’animation de la vie locale ?
Autant de questions pour explorer les différentes facettes de l’expérience contemporaine de la ruralité, dans ses constantes comme dans ses variations locales, du point de vue des jeunes filles et jeunes femmes qui l’habitent.
Pour y répondre, 173 jeunes filles et jeunes femmes, âgées de 14 à 29 ans ont accepté de se prêter au jeu d’entretiens sociologiques de manière individuelle ou en petits groupes au cours de l’année 2018. Lorsque nous les rencontrons, elles habitent dans des hameaux, villages ou petites villes (<8000 hab), et se définissent comme vivant « loin » ou « hors » des grandes villes « dans la campagne », « en milieu rural » ou « dans un trou perdu » « au milieu de rien ». Plus précisément elles viennent de la pointe du Finistère, de la vallée de la Meuse, des Deux Sèvres ou encore entre l’Isère et la Savoie en cœur de Chartreuse.
Être du coin, ce n’est pas qu’une question de lieu de naissance. Différentes dimensions participent à définir les filles comme pleinement « d’ici » ou au contraire à les tenir en marge, comme « cassos » ou « babos » : le milieu social, l’histoire familiale et surtout la participation des parents aux institutions de la sociabilité locale « traditionnelle » et populaire (club de foot, associations…) ou « néo-rurale » (cafés culturels…). C’est aussi la fréquentation d’un groupe de pairs visible et reconnu dans l’espace local comme formant la jeunesse locale. Or être considérée et se considérer comme pleinement du coin joue en retour sur les relations sociales des filles, sur leurs opportunités de loisirs comme sur leur accès aux stages, jobs et emplois.
En milieu rural, l’orientation scolaire vient largement impacter la constitution des groupes d’ami·e·s (où les filles sont surreprésentées). Après les stratégies parentales sur le choix du collège (l’offre et l’éloignement faisant ressortir les arguments entre l’établissement public ou privé) c’est à l’arrivée au lycée que les groupes se recomposent surtout. Les groupes se font davantage par « affinités » (partager des choses en commun) que par « ancienneté » ou par lieu de résidence (venir du même village, du même hameau). Au delà à travers la constitution des groupes, on saisit la construction de l’altérité et le poids de la stigmatisation : s’il y a les jeunes avec qui l’on peut être, il y a surtout et avant tout un travail d’étiquetage des jeunes qu’il ne faut pas fréquenter (les indicateurs socioéconomiques sont alors mobilisés). Par ailleurs, dans un espace d’interaction où les récits sont marqués par le fait que « tout se sait » et « tout se voit » l’évolution de la constitution des groupes de pairs au fil des âges et du temps est largement commenté par les filles elles-mêmes. Les relations amoureuses sont alors un exemple parlant pour faire émerger le contrôle social et les rappels à l’ordre de genre entre filles mais également entre filles et garçons.
Ce n’est pas parce qu’on habite près de la mer qu’on fait du surf ou qu’on va se baigner, ni parce qu’on habite à la montagne qu’on fait du ski et de la randonnée. Les différences sociales dans les loisirs sont importantes et quand les filles de petites classes moyennes multiplient les activités (non sans s’y confronter à du sexisme), celles de milieux populaires privilégient le temps libre non encadré. Ces dernières pâtissent particulièrement de la rareté des lieux de sortie pour les jeunes (il n’y a presque plus de boîtes de nuits et il manque de foyers de jeunes) et du manque de transports publics. Or les filles sont plus contrôlées sur leurs sorties que les garçons et ont moins accès à des formes de transport autonome (scooters, stop) avant leurs 18 ans. Elles sont aussi soumises à plus de contrôle social dans l’espace public et se sentent ainsi rarement à l’aise dans les quelques cafés et bars locaux. A défaut de pouvoir aller en ville, elles retrouvent leurs ami·e·s dans les lieux de l’espace public où se rassemblent les adolescent·e·s (stade, skatepark, city….) ou passent le temps chez elles, seules, avec leurs proches, ou à s’occuper des plus jeunes.
Comme l’ont montré des travaux antérieurs, les jeunes filles et jeunes femmes rencontrées relatent les tensions dans les stratégies de construction de leur parcours de formation et d’activité professionnelle : l’offre locale est relativement faible et peu diversifiée (elles sont bien souvent dans les secteurs de la vente, des services et de l’aide à la personne), les emplois occupés sont précaires, marqués par des temps partiel subis et des horaires fractionnés. Rester sur le territoire et travailler implique parfois de revoir ses ambitions à la baisse, et de reconstruire ses projets d’indépendance au gré des postes disponibles. S’éloigner du domicile « pour trouver » une formation ou un emploi révèle le poids du coût économique, de la charge mentale qui pèse de manière très inégale sur les filles et les femmes (conséquences sur la vie familiale, relations avec la mère), ainsi que des représentations de la ville et du territoire. Sur deux des territoires enquêtés l’emploi saisonnier (car zone touristique) est cité comme moyen de pouvoir « gagner de l’argent » à condition d’avoir du réseau et de ne pas être trop regardante sur les conditions de travail.
Les filles sont très attachées à un territoire où elles ont grandi et où vivent leurs proches. Un attachement qui ne s’exprime toutefois pas avec la même évidence selon qu’elles habitent un territoire touristique valorisé ou un territoire en déclin. Un attachement qui se construit aussi dans l’opposition à la ville. Si la ville attire et fascine, elle est aussi associée à la solitude, au harcèlement et la violence. Les filles décrivent celles « de la ville » comme soit « bourges » et superficielles, soit « racailles » ou « cassos ». Les filles ne sont pas non plus tendres envers leur territoire et elles renvoient volontiers les autres jeunes du coin à l’image des « bouseux ». Toutefois si elles veulent partir – pour les loisirs, les études, le travail, ou tout simplement pour voir autres chose – c’est souvent pour revenir plus tard, ou garder une attache locale. Ou alors pour un entre-deux, un cadre qui aurait les avantages de la campagne (calme, naturel) mais qui, plus proche de la ville, des transports et des loisirs, n’en n’aurait pas les inconvénients.
La question n’est pas tant de vouloir partir, rester ou revenir de/sur « son » territoire que d’en avoir la possibilité. Or la capacité à être mobile et à pouvoir envisager quitter son territoire se construit au croisement de l’âge, du milieu social, des ressources et de l’histoire familiales, du parcours scolaire et des dynamiques propres au territoire, en termes de transport public comme de représentations. D’autant plus que les distances ne se comptent pas en termes de kilomètres mais en temps de transport, et le proche peut être très lointain selon les modes de transports accessibles. Ces fortes contraintes de mobilité n’empêchent pourtant pas les filles de milieu rural de connaître paradoxalement une autonomie très jeune, quittant leurs parents vers 14, 15 ans (voir avant) pour l’internat. Une expérience pour elles banale mais qui reste exceptionnelle à l’échelle de leur génération.