Quels sont les rapports des jeunes sans diplômes au travail ? Quel regard portent-ils sur l’emploi auquel ils accèdent plus tardivement et plus difficilement que les autres jeunes, catégorie d’âge la plus impactée par le chômage, puisque 20,7 % des moins de 25 ans sont dans cette situation. Pour inscrire les principales conclusions du numéro 79 de la revue Agora débats/jeunesses dans le débat public, l’INJEP a organisé une conférence, jeudi 31 mai, au foyer international des étudiantes à Paris.
Etaient présents les coordinatrice et coordinateur du dossier de la revue Agora débats/jeunesses, Sandra Gaviria, maîtresse de conférence à l’université Le Havre/Normandie, et David Mélo, maître de conférence directeur du département de sociologue de l’université Savoie Mont-Blanc. Isabelle Chaudront, de la mission locale de Reims, François Sarfati, sociologue maître de conférence au CNAM, enfin, Angélica Trindade-Chadeau, chargée d’études et de recherche à l’INJEP, étaient également invités à discuter du numéro 79 de la revue de recherche et de prolonger les travaux contenus dans son dossier au travers de leur expérience de chercheur-e et praticien-ne.
Si cette catégorie des « jeunes sans diplômes » a depuis quelques dizaines d’années fait l’objet de nombreux travaux, démontrant les difficultés d’insertion professionnelle que les jeunes rencontrent, peu d’études s’intéressent plus spécifiquement aux rapports qu’ils entretiennent avec l’emploi (condition contractuelles, salariales, etc.) et avec le travail envisagé sous l’angle du contenu et de l’intérêt de l’activité proprement dite.
La numéro 79 de la revue Agora débats/jeunesses, « Jeunes sans diplôme : quel rapport au travail et à l’emploi » ambitionne de combler cet angle mort de la recherche sociologique dans le domaine de la jeunesse et de l’emploi. Il en ressort qu’à rebours des clichés sur une génération désengagée et passive, les jeunes non diplômés marqués par la précarité et les conditions de travail difficiles, accordent une forte importance à l’emploi ainsi qu’au travail.
Les discours sur la « génération Y » « peu fiable, désengagée et déloyale dans ses interactions dans le monde de l’entreprise, relèvent de stéréotypes qu’un examen scientifique ne manque pas de déconstruire », a relevé David Mélo, pour qui ce « discours stéréotypique tend à justifier une autre réalité : la dégradation des relations contractuelles, et la « gratuitisation » du travail ».
Pour en arriver à de telles conclusions le travail de recherche s’est structuré en trois axes principaux. D’abord, le rapport à l’emploi par l’expérience. Il s’agissait de montrer comment l’absence de diplômes, ou les diplômes insuffisants, précipitent les jeunes concernés dans des dispositifs publics de plus en plus individualisés, révélant l’importance de travailler les parcours et les transitions. Autre axe : l’éthos du travail. Point de vue qui permet de comprendre comment les jeunes mettent en œuvre (ou pas), la morale populaire et ouvrière du travail. Et si celle-ci s’efface, au profit de quelle autre ethos ? Le dossier central de la revue éditée par l’INJEP interroge enfin la dimension matérielle de la relation des jeunes non diplômés au travail, mettant en évidence ce que Sandra Gaviria désigne comme un « processus qui délie le travail de la rémunération ».Particulièrement touchés par la démonétisation de l’emploi, les jeunes non ou faiblement diplômés intègrent une « dimension expressive du rapport au travail où l’utilité sociale et le prestige prennent le pas sur la rémunération », a relevé Sandra Gaviria.
Cette réalité tend à être confirmée par les comparaisons internationales mentionnées dans l’ouvrage. Mini-jobs en Allemagne, stages en Italie… les jeunes sans diplômes multiplient les stratégies pour construire leur vie dans un cadre général de précarisation de l’emploi « avec beauccoup d’engagement. Partant ils soulignent l’importance accordée au travail et notamment à travers la reconnaissance symbolique et l’expérience pratique qu’ils accquièrent par ce biais », a expliqué Sandra Gaviria.
La relation au travail et à l’emploi révèle par ailleurs le caractère hétérogène des situations vécues par les jeunes et les profondes inégalités qui divisent cette population. Si les jeunes diplômés voient dans un stage, une mission bénévole ou une expérience de volontariat l’occasion de compléter et de donner du sens à leur activité professionnelle future, les jeunes non diplômés y voient l’occasion d’une rémunération, même minime, et de renouer avec le prestige de l’utilité sociale.
Un point de vue confirmé par les professionnels de terrain. Isabelle Chaudront organise au sein de la mission locale de Reims des ateliers d’expression des jeunes autour du travail. Elle s’est déclarée frappée par la place accordée en premier lieu par les notions d’argent, ensuite de sécurité, puis de qualification et d’utilité sociale qui sont portées par les paroles des jeunes participants. Pour eux « l’environnement professionnel est très important et tout autant, le sentiment d’utilité », a-t-elle fait valoir. Ces notions positives sont mises à l’épreuve d’expériences professionnelles, petits boulots ou stages, qui sont vécus comme autant « de manque de reconnaissance et de respect ».
« Moins vous avez de chance de trouver un emploi, moins vous avez de chance qu’il soit stable et rémunérateur et plus vous allez dire ce que je veux c’est bosser, si possible un peu stable si possible pas trop mal payé, a exposé François Sarfati. A l’inverse si vous êtes possesseur d’un titre de l’enseignement supérieur, c’est l’intérêt du travail, l’ épanouissement personnel et l’engagement qui priment. Ici la différence entre activité salariée et passion personnelle s’efface ».
En revanche quels que soient leurs origines sociales et leurs parcours, les jeunes se rejoignent dans l’intériorisation de l’incertitude en tant que norme. Qu’ils viennent d’une mission locale, d’une grande école, ou de l’université, tous ont fait l’expérience générationnelle d’une « société de plein chômage » pour les jeunes « dans laquelle on passe de plans sciaux en plans de sauvegarde de l’emploi. L’emploi stable et durable n’est plus un horizon envisageable », a exposé François Sarfati. Deux discours tendent à être produits en fonction du niveau de qualification : « Soit c’est « les CDI on n’en voit plus, avec mon faible niveau, j’accepte tout ». Soit c’est « puisque l’employeur peut me mettre à la porte quand il veut, dès que ça ne va pas au sein de la boîte, je m’en vais » – discours récurrent de jeunes diplômés », a rapporté François Sarfati.
Surnage par ailleurs une rhétorique normative autour du travail et de l’effort, de la nécessité « d’en vouloir », à l’inverse des « fainéants » supposés moins valeureux, discours où « lamorale du travail est extrêment forte à rebours de tout ce qui peut se dire et s’écrire sur la fin du travail ».