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« Être connecté en colo » : premiers résultats de l’enquête sur les usages numériques des adolescentes et des adolescents en colonie de vacances

Les usages numériques des jeunes suscitent beaucoup d’inquiétudes de la part des adultes et sont souvent envisagés de manière alarmiste. Si la colonie de vacances est censée constituer un lieu et un moment distincts du quotidien des adolescents, les jeunes s’y rendent le plus souvent équipés de smartphones. La recherche menée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) propose une immersion dans la « colo » du point de vue des adolescentes et adolescents, et sous l’angle des usages numériques, de leurs fonctions et de leurs effets.

Par Emilie Morand,
sociologue, chercheuse associée à l’INJEP


Les adolescentes et adolescents contemporains sont des individus connectés. 86 % des 12-17 ans possèdent un smartphone en 2019 [1]. Les consignes qui encadrent les usages juvéniles du portable dépendent des différentes instances de socialisation : les parents (plus souvent la mère) souhaitent que leur adolescent l’utilise pour les contacter « en cas de besoin », l’institution scolaire interdit son utilisation en son sein, le groupe de pairs exige quant à lui une connexion constante. Au regard de cela, quels sont les usages du portable en colonie de vacances à l’adolescence ? Comment s’organise la gestion des usages par les équipes d’animation ? Car si la colonie de vacances représente un temps de vacances et de loisirs pour les jeunes, c’est un temps largement encadré par des animateurs et des animatrices.

Du point de vue des organisateurs de séjour, l’arrivée massive des téléphones portables en colonie de vacances interroge la place accordée à l’extérieur de la colo au sein du séjour. Comment la colonie de vacances doit-elle désormais composer avec ces nouveaux usages ? Comment les usages numériques viennent renforcer ou reconfigurer les pratiques existantes en colo, tout en suscitant des situations nouvelles ? Loin des représentations qui entourent les usages numériques des adolescentes et adolescents, l’enquête met au jour les pratiques ordinaires des jeunes insérées dans un contexte – les vacances en colonie -, et ce que celles-ci nous apprennent des rapports d’âges, de genre et de classes sociales.

Pour répondre à ces questions, une enquête sociologique a été menée dans les séjours et les stages de formation. Cette recherche se compose de plusieurs phases de terrains, réalisées entre juillet 2019 et février 2020. Une première phase s’est déroulée en colonies de vacances pendant l’été 2019 au sein de 4 séjours (durée moyenne de 4 jours par séjour) associant observation in situ et entretiens avec 30 jeunes de 12 à 17 ans (présents sur les séjours) ainsi que des membres des équipes d’animations (3 directeurs / directrices, 12 animateur·trice·s). Les entretiens avec les jeunes portaient sur leurs expériences des colonies de vacances, leurs rapports au numérique et leurs usages du téléphone portable dans leur quotidien (en famille et à l’école), et au sein du séjour. Les entretiens avec les équipes d’animation portaient sur leurs expériences dans l’animation, et leur gestion des usages numériques en colo.

Une deuxième phase de terrain s’est déroulée aux vacances de la Toussaint 2019 et en février 2020 au sein de 4 stages BAFA. Le dispositif d’enquête combinait ici l’observation de la formation (notamment concernant la place du numérique et du téléphone portable au sein du contenu de la formation et selon quelles modalités) et 10 entretiens avec des formateurs et formatrices.

Le smartphone en colo : usages individuels et collectifs

Une des craintes des équipes d’animation vis-à-vis des smartphones est que leur usage entraîne un isolement des jeunes utilisateurs. Pourtant les observations in situ montrent, à l’inverse, que les usages numériques des jeunes servent très souvent le collectif. Loin de concurrencer la sociabilité des jeunes présents en séjour, les pratiques numériques sont souvent l’occasion d’amorcer des échanges, servent la sociabilité en train de se faire, cimentent les liens créés. Ces constats viennent confirmer les résultats d’autres enquêtes sur l’imbrication de la sociabilité en ligne et hors ligne (boyd, 2016; Balleys, 2017; Pasquier, 2005). Les moments forts de la colonie de vacances sont enregistrés (photographiés, filmés), commentés au cours du séjour, diffusés sur les réseaux sociaux (au sein de groupes internes à la colo ou non), les commentaires faits en ligne sont ensuite commentés hors ligne, en groupe, dès qu’ils sont constatés.

Les usages numériques comme mode de transmission de pratiques culturelles entre jeunes 

 Les usages numériques juvéniles en colonies de vacances sont en grande partie consacrés à des pratiques culturelles (écouter de la musique, regarder des séries ou des films, lire des BD ou des mangas, aller voir des « tutos » sur Youtube…). Sur ce point des différences de pratiques entre filles et garçons sont constatées et révélatrices des pratiques culturelles genrées à l’adolescence (Détrez, 2017; Mercklé & Octobre, 2012). Ainsi, on observe que les filles ont plus tendance à utiliser leur portable pour lire, écrire ou faire des recherches personnelles, les garçons pour jouer à des jeux-vidéos et télécharger des films ou séries. En colo, les pratiques culturelles des jeunes sur leur smartphone sont montrées, partagées, échangées et donnent lieu ainsi à des transmissions entre jeunes contribuant parfois à renforcer les pratiques genrées, parfois à remettre en cause cette division des pratiques culturelles. L’enquête montre que cette ouverture vers d’autres pratiques culturelles ne se limite pas au seul temps du séjour et peut parfois se prolonger au-delà, sur les réseaux sociaux. Des jeunes peuvent ainsi, en restant connectés sur les réseaux sociaux, avoir accès aux pratiques d’autres jeunes de milieux et d’environnements différents notamment via les photos et les stories postées.

Un rapport plus ou moins affectif à l’objet

 Les jeunes n’ont pas toutes et tous le même rapport à leur portable. Sans être figées des tendances se dégagent. Les plus jeunes (12-14 ans) surinvestissent leur portable comme symbole d’un gain d’autonomie là où l’attachement des ados (15-17 ans) à leur téléphone vient plutôt de la manière dont ils se sont appropriés les usages. Autrement dit, les garçons décrivent leur portable comme le support de pratiques de divertissement (jeux-vidéos) et de pratiques culturelles (séries, vidéos Youtube). Les filles s’inscrivent quant à elles dans un rapport plus affectif à l’objet car leur portable représente avant tout le lien avec les meilleures copines. Au-delà de ces différences de genre, on constate des effets de classes sociales : les jeunes de milieux populaires tendent à avoir un rapport moins distancé à leur téléphone, sans doute dû à une moindre limitation des usages en famille, tandis que les enfants de milieux moyens et supérieurs reprennent plus souvent à leur compte les discours parentaux sur les éventuels méfaits d’une utilisation trop fréquente du téléphone et acceptent une restriction de l’usage.

Le numérique s’immisce dans les temporalités de la colo

 Les usages numériques se font une place dans les différents temps de la colo. Au début du séjour, le portable tient lieu de « compagnon indispensable », tant ce moment peut être anxiogène pour les jeunes (Amsellem-Mainguy & Mardon, 2011). Son usage permet d’amorcer des échanges entre jeunes mais aussi avec l’équipe d’animation. Plus tard, au cours du séjour, les smartphones accompagnent les temps collectifs (musique diffusée à partir des portables sur des enceintes, jeux en réseau, création de « délires » et de moments mémorables), comme les temps calmes, de retrait (série du soir, communication avec les amis et parents, support de lecture). Le portable permet aussi aux jeunes d’assurer une certaine continuité dans leurs pratiques culturelles (entraînement au code de la route, apprentissage d’une langue étrangère, dessin, lecture, film ou série), et de « rester connectés » avec leur groupe de pairs. Après le séjour, les médias sociaux comme l’échange de photos ou vidéos sur des groupes de discussion de la colonie participent à prolonger temporairement la colonie de vacances après le séjour.

La régulation des usages par les équipes, à l’origine de tensions 

 En fonction des séjours, et de l’âge des adolescents et adolescentes (les plus jeunes étant plus souvent soumis à des règles strictes que les plus grands) des régulations des usages des portables par les ados sont mises en place par les équipes d’animation parfois même avec les intéressés. Le plus souvent il s’agit d’encadrer la pratique via une limitation quantitative du temps que les adolescents et adolescentes peuvent passer sur leur téléphone portable (par exemple, l’usage du portable peut être « autorisé » en fin de journée, après les activités et avant le dîner). Une telle mise en place nécessite le ramassage des smartphones ainsi que leurs restitutions sur des temps limités. Parfois il est attendu des jeunes qu’ils décident d’eux-mêmes d’un mode de régulation de leurs usages.

L’imposition d’un usage considéré comme trop restrictif par les jeunes peut provoquer des tensions entre eux et les équipes d’animation. La privation stricte instaurée apparaît peut légitime aux yeux des jeunes (et de certains animateurs et animatrices contraints de suivre les directives). Elle est particulièrement mal vécue par les adolescents qui expérimentent pour la première fois les colonies de vacances et ne s’attendent pas à se voir privés de leur téléphone sur leur temps de vacances. Cette restriction de l’usage sur un moment dédié est d’autant plus conflictuelle qu’elle entre en contradiction avec l’usage quotidien qu’ont les adolescentes et adolescents du portable hors colonie (toujours à portée de main à des fins de réassurance et « au cas où »). Certaines colonies de vacances se rapprochent par leurs règles de vie davantage de l’institution scolaire, où le portable est interdit, qu’aux vacances.

La place des parents

S’il est une chose que le numérique a véritablement modifié en colonie de vacances, c’est la place que peuvent prendre les parents au sein du séjour. Ils deviennent par la force des choses bien plus présents dans les séjours qu’ils ne l’étaient auparavant. D’une part, parce que les blogs mis en place par les équipes d’animation permettent aux parents de suivre au jour le jour les activités réalisées par leur(s) enfant(s) photos à l’appui, et peuvent parfois les commenter. D’autre part, parce que la présence du portable en séjour permet aux jeunes et à leurs parents de se contacter, très régulièrement dans certains cas. Il arrive ainsi que des parents s’immiscent dans le déroulement du séjour.  Les organisateurs de séjour comme les équipes d’animation sont aujourd’hui contraints de s’adapter et de prendre cette donnée en compte. Ils décrivent d’ailleurs parfois devoir prendre soin non seulement de tous les ados mais également des parents (en rassurant, en justifiant, en expliquant).

En conclusion : des pratiques numériques qui viennent cimenter la « colo »

En colonie de vacances, les temps dédiés aux activités, à la vie quotidienne et à faire vivre le collectif de jeunes sont importants, les journées bien chargées, d’où le fait que, quelle que soit la réglementation mise en place dans les séjours autour du smartphone, les temps où l’usage du portable paraît totalement libre aux adolescents sont relativement courts. Le numérique accompagne le quotidien des jeunes en colonie sans en changer les grandes lignes. Les usages numériques des jeunes en colonie de vacances ne concurrencent pas –ou très peu- la sociabilité des jeunes à l’intérieur de la colonie. Au contraire, l’enregistrement de moments, de souvenirs, de « délires » se fait sur le smartphone et cimente les relations créées pendant le séjour. Si des usages transgressifs (harcèlement sur les réseaux sociaux par exemple) et excessifs peuvent exister, l’usage ordinaire des jeunes concerne d’abord des pratiques culturelles (écoute de musique, visionnage de vidéos sur Youtube, recherche d’informations) et de sociabilité (partages et échanges entre pairs).

[1] Selon le baromètre du numérique 2019 du Crédoc.

 

Enquête à paraître en automne 2020


dans la collection INJEP Notes et rapports sur le site de l’INJEP : injep.fr/publications/

A savoir


Un colloque « Regards croisés sur les colonies de vacances est en préparation à Angers. Y interviendront Pauline Clech et Yaëlle Amsellem-Mainguy.

Cliquer ici pour connaître les dates futures et le contenu de cet événement.

 

Bibliographie


  • Amsellem-Mainguy, Yaelle, & Mardon, Aurélia (2011). Partir en vacances entre jeunes : l’expérience des colos. Rapport de l’INJEP
  • Julien Fuchs. Le temps des jolies colonies de vacances, Presses du Septentrion,  mars 2020
  • Balleys, Claire (2017). Socialisation adolescente et usages du numérique. Revue de littérature. Rapport de l’INJEP
  • boyd, danah (2016). C’est compliqué : les vies numériques des adolescents. C&F éditions.
  • Détrez, Christine (2017). Les pratiques culturelles des adolescents à l’ère du numérique: évolution ou révolution ? Revue des politiques sociales et familiales, 125(1), 23-32.
  • Mercklé, Pierre & Octobre, Sylvie (2012). La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents, RESET, Recherches en sciences sociales sur Internet
  • Pasquier Dominique (2005). Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité. Paris, Autrement.