Parmi la variété des motifs avancés par les jeunes activistes pour justifier leur entrée dans le « mouvement climat », l’éco‑anxiété est devenue un facteur central de mobilisation. Tout à la fois investie par les collectifs pour répondre à une demande croissante de prise en charge des troubles anxieux en lien avec le dérèglement climatique et critiquée en raison d’une approche jugée trop individualisante d’un phénomène climatique aux origines et aux effets fondamentalement collectifs, la notion suscite au sein du mouvement de nombreuses controverses. Elle donne plus largement à voir les rapports différenciés que les jeunes activistes entretiennent avec l’action militante, entre recherche de soutien collectif et interpellation des décideurs.
Parmi la variété des motifs avancés par les jeunes activistes pour justifier leur entrée dans le « mouvement climat », l’éco‑anxiété est devenue un facteur central de mobilisation. Tout à la fois investie par les collectifs pour répondre à une demande croissante de prise en charge des troubles anxieux en lien avec le dérèglement climatique et critiquée en raison d’une approche jugée trop individualisante d’un phénomène climatique aux origines et aux effets fondamentalement collectifs, la notion suscite au sein du mouvement de nombreuses controverses. Elle donne plus largement à voir les rapports différenciés que les jeunes activistes entretiennent avec l’action militante, entre recherche de soutien collectif et interpellation des décideurs.
L’entrée dans l’activisme climatique est rarement un acte premier, elle fait souvent suite à une familiarisation antérieure. Une imprégnation familiale forte au politique, des fonctions de représentation au collège et au lycée, un engagement associatif ou politique préalable permettent dans bien des cas de faciliter l’entrée et de consolider des parcours militants. Mais au-delà des socialisations politiques antérieures, les ressorts de l’engagement se constituent aussi dans le cours des événements climatiques, comme moyen de réponse aux sentiments d’angoisse qu’ils sont susceptibles d’engendrer. La notion d’« éco-anxiété », bien que restée relativement discrète dans l’univers scientifique, s’est ainsi peu à peu diffusée dans le mouvement climat pour désigner les conséquences du réchauffement climatique sur la santé mentale [encadré « Repère »]. À partir d’une recherche qualitative réalisée auprès d’activistes du mouvement » [encadré « Méthode »], il importe de saisir les diverses interprétations de la notion, son champ d’application, les controverses qu’elle ouvre et les éléments fédérateurs qu’elle suscite au sein des collectifs engagés dans la lutte contre le dérèglement climatique.
Si le mouvement climat se distingue d’autres mouvements sociaux par l’âge des activistes, la primeur de leur engagement et la part importante de jeunes femmes participant aux actions, son profil socio-économique se rapproche en revanche de celui des militants prenant habituellement part à d’autres formes d’engagement, institutionnelles comme non-institutionnelles. Ils sont plus souvent diplômés, généralement issus de classes sociales supérieures, de parents déjà politisés. Ces tendances générales interrogent sur les mécanismes d’entrée dans ce type de mouvement, leurs « coûts » symboliques, le sentiment de compétence pour intervenir dans le champ de l’engagement et l’inégale distribution de ces dispositions, plus particulièrement du côté des jeunes engagés dans le mouvement.
Les entretiens font notamment apparaître le rôle essentiel joué par l’univers familial dans l’entrée des jeunes dans le mouvement, soit parce que leurs parents eux-mêmes ont eu l’occasion de s’engager dans des associations environnementales, soit parce qu’ils ont grandi dans des contextes familiaux où les questions « politiques », dans une acception large, étaient un sujet régulier d’échanges et de discussions, mais aussi, dans certains cas, de « disputes », de légères « prises de tête » ou de plus profonds « ressentiments » selon les propos rapportés par plusieurs activistes de notre enquête. Cette imprégnation familiale précoce à la politique fonde et consolide les engagements ultérieurs. Elle fournit de futures clés de lecture sur les débats de société qui les agitent, en les dotant d’outils pour défendre leurs réflexions et points de vue, mais aussi, dans d’autres cas, en les éloignant de certaines orientations politiques défendues par leurs parents à travers certaines velléités émancipatrices du futur activiste.
La socialisation primaire familiale et les espaces de socialisation secondaire comme l’école construisent des dispositions à s’intéresser à la « chose publique ». Toutefois, ces derniers ne suffisent bien entendu pas à expliquer l’entrée dans l’activisme climatique dans la mesure où certains individus aux mêmes caractéristiques sociales ne vont pas nécessairement participer aux activités d’un collectif, tout comme d’autres peuvent s’engager dans ce type de mouvement sans dispositions préalables. Le passage des intentions aux actes, de la familiarisation à l’action peut être activé par le sentiment d’urgence du dérèglement climatique. Plusieurs activistes justifient leur participation au mouvement climat par l ’insuffisance ressentie des écogestes et la nécessité pour elles et eux d’agir à un niveau plus macro afin d’influencer le degré d’engagement du pouvoir politique sur le dérèglement climatique.
La plupart des activistes qui rejoignent des collectifs engagés dans la lutte contre le dérèglement climatique ont connu une certaine progression dans leur engagement. Adoptant au moment de leur entrée dans le collectif des pratiques militantes « douces » visant à sensibiliser les citoyens sur l’urgence du réchauffement climatique (« cleanwalk1 », marches pour le climat), plusieurs d’entre eux ont par la suite engagé des actions plus dures qui évoluent en simultané avec le degré d’urgence ressenti du dérèglement climatique : « Plus il y a urgence, plus nos actions vont se durcir si les politiques n’agissent pas », selon les propos de Cléo, activiste de 19 ans à Youth for Climate depuis 2020 dans le Sud de la France, qui voit dans son engagement une « obligation morale à s’opposer à l’inaction politique en matière de climat ».
Repères
Éco-anxiété : définition d’une notion controversée
Employé pour la première fois en 1997 par Véronique Lapaige, chercheuse en santé publique belgo-canadienne, le terme d’éco-anxiété visait à rendre compte du sentiment d’angoisse ressenti par certains individus en raison de différentes menaces qui pèsent sur l’environnement, qu’il s’agisse du dérèglement climatique, de la dégradation de la biodiversité, de la pollution ou encore de la déforestation. Bien que ces sentiments ne renvoient pas tous aux mêmes troubles, le néologisme d’« éco-anxiété », dont les périmètres disciplinaires et épistémologiques demeurent flous et contestés, a progressivement réuni sous un même vocable une large palette d’émotions négatives [1]. Malgré son usage dans le champ de la psychiatrie, il reste encore impossible d’en trouver une mention dans les principaux dictionnaires généralistes ou dans des ouvrages médiaux de référence tels que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM‑5) de l’Association américaine de psychiatrie. De même, les rapporteurs du GIEC ne mentionnent pas l’existence de ce terme dans les différents rapports publiés depuis la création de ce groupe.
Aux justifications politiques et morales s’ajoute la recherche de soutien collectif pour surmonter les angoisses ressenties du dérèglement climatique. L’énonciation de certains troubles anxieux, régulièrement réunis sous le vocable d’éco-anxiété, peut recouvrir une diversité de mise en récit de la part des activistes et apparaître comme un élément déclencheur de leur entrée dans le mouvement.
Ils peuvent mettre en avant des causes conjoncturelles liées à certains événements climatiques (incendies, épisodes caniculaires, sécheresse), ou des événements politiques et des contextes électoraux pouvant susciter « les craintes d’inaction politique et de relégation de l’enjeu climatique » (Gabriel, 24 ans, ANV Cop 21). Les événements conjoncturels intervenus à court ou moyen terme s’inscrivent par ailleurs dans des appréhensions plus structurelles du dérèglement climatique. Plusieurs activistes rappellent à ce sujet que les premières hypothèses du réchauffement étaient déjà formulées au cours des années 1980 et que les évolutions et modélisations portent souvent sur plusieurs siècles. Ces deux polarités entre le monde d’« avant » et celui d’« après » les ramènent à un sentiment régulièrement exprimé de « vulnérabilité de l’existence humaine » et de son « caractère éphémère » entre un temps qu’ils n’habitaient pas encore et un autre qu’ils n’habiteront plus.
Entre ces deux temporalités, les troubles anxieux trouveraient par ailleurs leurs origines dans ce que certains expriment comme l’« absence de cohérence », le « déphasage » ou le « décalage » entre le temps court de la décision politique et le temps long du dérèglement climatique, avec la difficulté politique à joindre ces deux temporalités. Luca, 18 ans, activiste à Youth for Climate dans un groupe local situé en Pays de la Loire, explique à ce sujet ressentir une « profonde angoisse » dans les dissonances perçues entre une « politique du quotidien » orientée sur « des principes de communication et le greenwashing » et une « politique de l’anticipation indispensable mais incompatible avec des perspectives “courtermistes” ».
Les activistes qui se déclarent affectés psychologiquement par le dérèglement climatique sont invités à rejoindre de multiples espaces de parole et de soutien à travers la mise en place au sein des collectifs du mouvement climat de groupes d’entraide pour en limiter les effets sur leur propre personne. Dans le collectif Extinction Rebellion par exemple, une « culture du soin » s’est progressivement mise en place pour prévenir l’éco-anxiété, ou apporter des éléments de réponse à celles et ceux qui seraient déjà affectés. Cette « culture régénératrice » viserait à « créer une culture au service du vivant » et à favoriser, à travers la mise en place de groupes de travail spécifiques, de nouvelles articulations entre « culture du soin et changement de système2 ». L’attention portée par le collectif à la santé mentale des activistes présente une diversité de déclinaisons au sein des antennes locales, l’objectif commun étant de créer des groupes de soutien au cours de l’activité militante et d’organiser des événements festifs ou des séances de méditation pour prévenir les syndromes anxieux ou intervenir auprès de celles et ceux qui en seraient déjà affectés.
Dans le collectif Youth for Climate, des groupes de discussion en ligne sur la plateforme Discord3, ou en présentiel avec différents groupes de parole, ont été créés pour faciliter les échanges entre activistes qui font part, à travers leurs témoignages, de leur « mal-être », « angoisse », « anxiété », « inquiétude », « déprime » : « On a un salon sur le serveur Discord pour témoigner anonymement […]. Ça me permet de mieux savoir gérer le problème en prenant conscience déjà que je ne suis pas toute seule. Il y a plein de gens qui font part de leur détresse, de leur anxiété. Donc c’est quand même quelque chose qui est très ressenti et largement partagé » (Alice, 22 ans, Youth for Climate, région PACA).
Méthode
Une recherche sur les jeunes activistes du mouvement climat
L’analyse repose sur une enquête qualitative par observation, analyse documentaire et entretiens réalisés entre janvier 2021 et janvier 2023 auprès de 52 activistes issus de 12 collectifs (Extinction Rebellion, Youth for Climate, Alternatiba notamment) répartis dans 17 villes et 11 régions de l’Hexagone et dont les résultats seront présentés en intégralité dans un prochain numéro de la collection « Notes & Rapports » de l’INJEP.
S’il est possible de repérer des caractéristiques communes à l’ensemble des collectifs engagés dans la lutte contre le dérèglement climatique (gouvernance horizontale, absence de centre directeur, diversification des modes d’action, souplesse de l’engagement), le « mouvement climat », malgré l’emploi fréquent du singulier, est en réalité davantage un « mouvement de mouvements » regroupant non seulement des structures de mobilisation diversifiées, mais aussi des orientations sur les types d’action à engager et les acteurs politiques, économiques ou institutionnels à interpeller pouvant être fortement divergentes. Face à cette diversité, l’enjeu de la recherche consiste à adopter une approche « par le bas » pour saisir les conditions d’entrée dans le mouvement, les craintes et les espoirs que suscite ce type d’engagement et les différentes réflexions engagées sur plusieurs problématiques contemporaines (désobéissance civile et diversification des modes d’action, relations intergénérationnelles, gouvernance interne, éco‑anxiété, relations interorganisations, socialisation politique).
La constitution de groupes de parole et de structures de soutien psychologique autour de l’éco-anxiété n’est pas sans soulever certaines appréhensions auprès d’activistes redoutant une « dépolitisation » des enjeux relatifs aux problèmes sociaux et environnementaux et à leur traitement. Par dépolitisation, il est régulièrement entendu le mécanisme par lequel les origines structurelles du dérèglement climatique en lien avec les acteurs économiques et politiques seraient progressivement évacuées du débat public au profit d’une attention nouvelle portée sur l’approche micro-individuelle.
La plus forte sensibilité à l’angoisse, et dans le cas présent à l’éco-anxiété, contribuerait aussi pour certains activistes à la dépossession du pouvoir d’agir en enjoignant les militants à traiter individuellement leur mal-être par des outils de développement personnel plutôt que par une recherche de soutien collectif fourni par les organisations : « Même si j’adore ce mouvement, Youth for Climate est plus une structure de soutien émotionnel qu’une véritable organisation politique avec projet de société […]. L’aspect psy a aussi pris beaucoup de place avec le risque d’en oublier le cœur du mouvement, qui n’est pas de traiter individuellement chaque cas, même si c’est important, mais de nous battre collectivement contre l’origine du problème, d’en revenir aux fondamentaux » (Elia, 19 ans, Youth for Climate, Bretagne). La « déconflictualisation » abordée par cette activiste bretonne se manifeste ainsi par le succès au sein du mouvement des orientations militantes qui individualisent les problèmes, au détriment de celles les socialisant [2].
Si « souffrir de l’éco-anxiété » revient à évoquer les troubles individuels de la fragilité psychologique, se définir « éco-anxieux » implique davantage pour nombre d’activistes de se reconnaître collectivement dans de nouvelles catégories d’appartenance. Ces catégories contribuent non seulement à établir une reconnaissance collective du mal-être, mais aussi à l’affirmer dans l’espace public et à revendiquer la légitimité des craintes et des angoisses subies. La médiatisation de la notion d’éco-anxiété a ainsi paradoxalement permis à plusieurs activistes de reconsidérer cette émotion négative à l’aune du collectif, c’est-à-dire d’en faire le signe d’un régime émotionnel partagé dans un même espace d’engagement. À l’isolement des premiers mois face à l’angoisse provoquée par le dérèglement climatique se substitue progressivement, pour un certain nombre d’entre eux, le soutien collectif provoqué par la reconnaissance publique de leur mal-être.
Se présenter comme « éco-anxieux » plutôt que « victime de l’éco-anxiété » revient par là même à replacer dans le champ de l’appartenance collective et de la revendication politique ce qui relevait jusqu’alors de l’angoisse individuelle et solitaire. On retrouve ici des mécanismes proches de la théorie du « retournement du stigmate » [3] selon lequel le discrédit développé à son encontre peut devenir un objet de revendication et favoriser une lutte collective de réappropriation du sens d’un mot. Dans le cas présent, il s’agit de faire des symptômes éco-anxieux un objet de revendication politique en interpellant non pas l’univers médical pour apporter des traitements individuels au mal-être, mais l’univers politique afin de remédier collectivement aux origines sociales et environnementales des angoisses subies. Leur anxiété est appréhendée non plus seulement comme une souffrance, mais également comme une ressource grâce à laquelle les activistes engagés dans le mouvement peuvent faire valoir des droits.
Ce « retournement du symptôme » est notamment évoqué par Laure, activiste de 25 ans à Extinction Rebellion en région Grand-Est, selon laquelle l’émergence de l’éco-anxiété est allée de pair avec « la dénonciation de ceux qui sont vus comme les prophètes de malheurs », notamment les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dont les rapports et les modélisations ont rapidement été considérés comme les principaux responsables de troubles éco-anxieux. Revendiquer l’éco-anxiété vise ici à se réapproprier le sens d’une notion pour ne pas la laisser entre les mains de ceux qui pourraient s’en servir pour porter les responsabilités du mal-être sur les militants, les experts, les scientifiques, les auteurs des rapports scientifiques ou les opposants écologistes : « Ce ne sont pas les scientifiques qui ont créé l’éco-anxiété, ce sont les politiques et leur absence de décision radicale qui nous rendent éco-anxieux » (Laure, 25 ans, Extinction Rebellion, Bourgogne-Franche-Comté).
Accélérateur d’engagement pour certains, frein pour d’autres, la notion d’éco-anxiété ne fait pas consensus chez les activistes, et peut même dans certains cas être décriée par les effets délétères qu’elle pourrait avoir sur ces derniers, mais aussi sur la réalité qu’elle est censée représenter. La notion est régulièrement perçue au sein du mouvement comme « le privilège de ceux qui n’ont pas l’inquiétude du lendemain mais du surlendemain » dans la mesure où elle implique la possibilité de se projeter sur un temps beaucoup plus long que celles et ceux qui, à l’inverse, vivent dans des situations de précarité où les difficultés du quotidien prennent le dessus sur les craintes plus lointaines. Elle témoignerait de ce point de vue d’un individualisme exacerbé où l’intérêt personnel primerait sur l’intérêt collectif, et relèverait d’un certain privilège de catégories de personnes préoccupées par la perte de leur « confort personnel » ou encore de leur « privilège particulier » plutôt que par les conséquences du réchauffement climatique sur les plus opprimés et les plus vulnérables. Elle engendrerait pour d’autres un sentiment d’impuissance (« déjà résigné avant de s’engager ») qui, combiné à l’intensité du travail militant, peut mener à l’épuisement ou au « burn-out militant ».
En réponse à ces critiques, plusieurs activistes militent davantage pour faire advenir un « éco-optimisme » susceptible de générer davantage de ressources et de remplacer la question « qu’est-ce qu’on peut faire ? » par l’affirmation « on ne va pas les laisser faire ! ». De nombreux activistes voient ainsi l’éco-anxiété comme un moyen de définir une base commune de préoccupations sur laquelle il est ensuite possible de bâtir collectivement un nouvel horizon d’action.
1. Ramassage collectif de déchets afin de sensibiliser et de nettoyer des espaces ciblés.
2. Extrait du site Internet Extinction Rebellion
3. Plateforme de communication en ligne, initialement créée à destination des communautés de joueurs de jeux vidéo, mais élargie depuis aux personnes ayant des intérêts similaires sur une diversité de sujets pour échanger et communiquer.
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