Cette étude analyse les témoignages d’étudiants franciliens ayant connu des situations de précarité, afin d’éclairer leurs conditions de vie et leurs arbitrages quotidiens. Elle met en lumière les tensions spécifiques auxquelles sont confrontés certains étudiants sans soutien familial régulier, notamment ceux issus de familles modestes ou de nationalité étrangère vivant hors du domicile parental. Ceux-ci jonglent entre revenus du travail et aides publiques : lorsque l’un de ces piliers se fragilise, l’équilibre devient difficile à maintenir, avec des conséquences sur l’alimentation, la santé, les loisirs et la sociabilité, et une priorité donnée au paiement du loyer.
Cette étude analyse les témoignages d’étudiants franciliens ayant connu des situations de précarité, afin d’éclairer leurs conditions de vie et leurs arbitrages quotidiens. Elle met en lumière les tensions spécifiques auxquelles sont confrontés certains étudiants sans soutien familial régulier, notamment ceux issus de familles modestes ou de nationalité étrangère vivant hors du domicile parental. Ceux-ci jonglent entre revenus du travail et aides publiques : lorsque l’un de ces piliers se fragilise, l’équilibre devient difficile à maintenir, avec des conséquences sur l’alimentation, la santé, les loisirs et la sociabilité, et une priorité donnée au paiement du loyer.
Si la précarité étudiante, entendue comme une condition d’insécurité sociale [encadré « Définitions »], a été mise en lumière par la crise sanitaire – avec, pendant cette période, la perte d’emploi et les files d’attente pour les distributions alimentaires –, ce problème n’est pas nouveau. Selon l’Observatoire de la vie étudiante (OVE), il s’agit d’une problématique structurelle, puisque depuis 2006, entre 26 % et 32 % des étudiants déclarent que leurs ressources sont insuffisantes [1, 2]. Comment expliquer ces difficultés ? Et comment les étudiants organisent-ils leur quotidien face à ces situations ? Une enquête par entretiens, menée par l’INJEP en 2023 auprès de 43 étudiants inscrits dans des formations de l’enseignement supérieur en Île-de-France [encadré « Méthode »], apporte des réponses à ces questions.
Les ressources des étudiants reposent principalement sur la combinaison d’aides publiques ou familiales et des revenus du travail. Lorsqu’une de ces composantes est déstabilisée, c’est toute l’organisation budgétaire qui est impactée. Différentes causes participent à cette fragilisation : l’augmentation des prix et du coût de la vie, des baisses ou retards des aides perçues de la part de la famille ou des aides publiques, la perte de revenus obtenus par des emplois, la méconnaissance et la complexité des démarches permettant d’obtenir d’autres formes de soutien. En conséquence, ces étudiants doivent faire face à un quotidien rythmé par des choix budgétaires contraints, entraînant des renoncements, notamment dans les domaines de la santé, de l’alimentation, des loisirs et de la sociabilité. Alors que le logement représente la première charge financière pour les étudiants décohabitants, ces derniers cherchent à préserver le plus possible leur stabilité résidentielle, en priorisant le paiement du loyer avant d’autres dépenses.
En France, le système de politiques publiques est largement familialiste, en ceci qu’il fait peser principalement sur les familles le financement des études supérieures des jeunes [5]. En 2023, 41 % des ressources mensuelles moyennes des étudiants provenaient de la famille, selon l’OVE. En France, le système de politiques publiques est largement familialiste, en ceci qu’il fait peser principalement sur les familles le financement des études supérieures des jeunes [5]. En 2023, 41 % des ressources mensuelles moyennes des étudiants provenaient de la famille, selon l’OVE.
Cependant, les étudiants d’origine modeste rencontrés pour l’enquête, qui vivent en grande majorité en dehors du foyer parental, n’ont pas ce filet de sécurité, même s’ils reçoivent parfois des aides familiales au début de leurs études, ou ponctuellement en cas d’urgence. Toutefois, celles-ci restent minoritaires dans les ressources totales des étudiants qui comptent surtout sur les aides publiques et sur leurs salaires. Les montants perçus en provenance des familles sont très variables (entre 20 et 250 euros) et ne sont pas toujours réguliers. Dans certains cas, ce sont même les étudiants qui soutiennent financièrement leur famille.
Les bourses des CROUS (centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires) sur critères sociaux et les aides personnalisées au logement (APL) constituent les principales ressources publiques vers lesquelles se tournent ces étudiants précaires. Ils sollicitent parfois des aides d’urgence, auprès des universités et des CROUS, quand il n’y a « plus le choix », pour éviter l’extrême pauvreté.
Si les aides comme la bourse ou les APL sont déterminantes dans la constitution d’un budget, elles ne sont pas toujours perçues par les étudiants comme « fiables ». Car au-delà des difficultés à surmonter pour leur obtention, les retards de versement ou les évolutions non-anticipées des montants déstabilisent les parcours des étudiants. Ces fluctuations, alors que le budget est déjà serré, provoquent des difficultés financières et intensifient le sentiment d’incertitude et d’absence de contrôle des étudiants sur leur situation. C’est une « angoisse du manque », comme l’explique Zoé, en première année de licence, dont les ressources viennent de sa bourse (échelon 3, 345 euros) à laquelle s’ajoute une centaine d’euros (variant d’un mois à l’autre) obtenus par un emploi étudiant. Après son loyer et ses charges, il lui reste autour de 150 euros, et une forte impression de n’avoir aucune marge pour faire face à un aléa : « Il y a un peu cette angoisse quand même du manque parce que […] 150 euros par mois… Ben, s’il y a un problème, […] même en essayant de dépenser le moins, à la fin du mois, il ne reste pas tant que ça. Et ça fait un peu peur de ne pas trop savoir comment les choses peuvent se passer. »
Définitions
La précarité : une condition d’insécurité associée à une dégradation des conditions de vie
La précarité étudiante désigne une condition d’insécurité sociale associée à la dégradation des conditions de vie des étudiants et une expérience multidimensionnelle de difficultés nées de l’insuffisance ou de l’instabilité des ressources.
La précarité est souvent mesurée à partir des considérations financières et de l’expérience du manque d’argent suffisant pour répondre à l’ensemble de ses besoins. L’OVE propose différentes mesures de la précarité dans l’enquête « Conditions de vie ». En 2023, 30 % des étudiants ont estimé ne pas avoir assez d’argent pour couvrir leurs besoins mensuels et 20 % ont déclaré avoir eu des difficultés financières importantes ne leur permettant pas de faire face à leurs besoins.
La précarité n’est pas uniquement une question de déficit de ressources monétaires et certaines études combinent les questions de ressources avec d’autres aspects de fragilisation des conditions de vie. Le Réseau national des observatoires du supérieur (Resosup) a proposé en 2016 un score de la précarité étudiante, dans une approche qui s’intéresse aux différentes dimensions de la précarité et son expérience subjective. L’indicateur est construit à partir de neuf critères : devoir travailler pour vivre, se sentir psychologiquement en mauvaise santé, rencontrer des difficultés financières, se sentir physiquement en mauvaise santé, avoir des difficultés de logement, devoir renoncer aux soins, ne pas manger à sa faim, ne pas pouvoir compter sur des proches en cas de difficultés. Les analyses [3, 4] ont par ailleurs permis de mettre en évidence les facteurs qui exposent à un plus grand risque de précarité : la décohabitation, la nationalité étrangère et l’origine sociale modeste, ainsi que, dans une moindre mesure, le genre.
Travailler pendant ses études est une réalité bien ancrée : selon les enquêtes « Conditions de vie » de l’OVE, en 2023, 19 % des étudiants ont un emploi en alternance ou lié à leurs études, 18 % un emploi occasionnel et 7 % un emploi concurrent ou très concurrent à leurs études [6, 7]. Pour les étudiants précaires rencontrés en 2023, l’emploi pendant les études est incontournable : tous les participants ont travaillé, travaillent ou sont à la recherche d’un emploi.
En raison de l’insuffisance voire de l’absence des aides familiales ou publiques, l’emploi joue un rôle important dans l’équilibre budgétaire de ces étudiants, en particulier ceux qui ne vivent pas chez leurs parents. Cela peut conduire certains à accepter un emploi fortement concurrent aux études : leur situation financière peut s’en trouver stabilisée mais l’expérience des études est mise en difficulté. C’est le cas de Laurie, 21 ans, qui a accepté un contrat de vendeuse de 20 heures par semaine, lorsque sa bourse de 300 euros était en retard et que ses parents ne pouvaient pas l’aider : « Comme je n’ai pas reçu ma bourse de septembre à décembre, je n’avais pas de revenus. Enfin j’avais mon travail, c’est pour ça que j’étais obligée de travailler. Sinon, j’aurais arrêté depuis… donc je travaillais parce que je devais financer mon loyer. » Les étudiants les plus dépendants de leur emploi concentrent les plus grands risques de dégradation de leurs conditions d’études, notamment en raison du volume horaire de travail important ou de la fatigue associée.
Le logement constitue souvent la principale dépense et source d’inquiétude financière pour les étudiants. Les difficultés liées à la charge d’un loyer en Île-de-France conduisent certains étudiants à continuer à cohabiter avec leur famille, une décision qui allège fortement leur budget, mais qui peut exposer à d’autres difficultés liées aux temps dans les transports [8], à la distance avec le site de formation, et à des contraintes sur la sociabilité étudiante. Pour celles et ceux qui quittent le domicile parental, la recherche d’un logement en Île-de-France est une expérience « semée d’embûches » : nécessité de nombreuses démarches, manque de places dans les résidences étudiantes et les foyers d’habitat jeunes, coût très élevé des loyers sur le marché privé, demandes exigeantes de garantie. Dans une situation tendue, les étudiants dont les dossiers ne sont pas jugés assez solides sont particulièrement en difficulté, ce qui impacte en particulier les étudiants étrangers et ceux dont les parents ont de faibles revenus. Alors que « la priorité, c’est d’avoir un toit », « pendant des mois, je me faisais que recaler » se souvient Daria, 20 ans, dont le père travaille dans le bâtiment et la mère dans un restaurant scolaire.
Les parcours résidentiels se construisent avec des périodes d’hébergement, des recherches infructueuses et des stratégies diverses pour se faire accepter par les agences ou les propriétaires, ce qui expose encore plus à l’incertitude, au calcul et à la peur de ne pas s’en sortir. Ces expériences construisent la priorité que donnent les étudiants au paiement de leur loyer. Morgane, 23 ans et inscrite en master, a eu « très, très peur » et des « crises d’angoisse de folie » lorsqu’elle peinait à payer son loyer dans une période de retard du versement de son aide pour le logement, alors qu’elle avait mis plus de quatre mois à trouver une propriétaire qui accepte son dossier.
Par ailleurs, lorsque les étudiants se retrouvent confrontés à des conditions dégradées, liées à la mauvaise isolation ou à des problèmes de nuisibles, ils se sentent piégés dans ce logement au regard de la difficulté à trouver une autre solution. De plus, au sein du logement, les dépenses associées, comme pour le chauffage par exemple, peuvent faire l’objet de restrictions. Ces dépenses rejoignent les domaines du quotidien des étudiants qui dépendent des calculs, des arbitrages et in fine des renoncements.
Méthode
Une recherche sur les expériences de la précarité pendant les études en Île-de-France
L’analyse s’appuie sur une enquête qualitative fondée sur des entretiens réalisés en janvier et juin 2023 [9], auprès de 43 étudiants âgés de 18 à 29 ans (dont 30 femmes et 13 hommes), inscrits en formation supérieure en Île-de-France : 29 d’entre eux sont français et 14 de nationalité étrangère ; 41 étudiants poursuivent leurs études dans 6 universités différentes situées pour moitié à Paris et pour moitié en grande couronne (25 en licence, 10 en master, 5 en IUT, 1 en doctorat) ; 2 étudiants sont inscrits dans des établissements non universitaires (école spécialisée, lycée).
Le recrutement pour participer à l’enquête s’est fait par plusieurs canaux (distribution de flyers, affichage, présentation de l’enquête de vive voix et par courriel, bouche à oreille parmi l’entourage des premiers participants).
Les entretiens ont été réalisés à partir d’une logique d’autosélection par les étudiants : le critère pour participer était de se sentir concerné par la précarité.
La majorité des étudiants ayant participé à l’enquête (31 sur 43) suivent un cursus en sciences humaines et sociales (sociologie, économie, démographie, communication, lettres, langues, droit ou histoire de l’art). Seuls 11 étudiants sont inscrits dans d’autres filières (génie mécanique, carrières sociales, design, travail social) et ils sont majoritairement dans une formation en apprentissage.
Des entretiens de cadrage ont aussi été réalisés avec des professionnels intervenant dans le champ de l’enseignement supérieur (université, CROUS) ou des actions en faveur des étudiants (département, associations).
Avec des revenus faibles et peu ou pas d’économies, les fluctuations de ressources conduisent à des périodes d’inquiétude et de restrictions, où il devient nécessaire d’arbitrer entre différents postes de dépenses.
La santé est par exemple un domaine dans lequel s’opèrent ces arbitrages. Deux tiers des étudiants interrogés déclarent des pratiques de report ou de renoncement, en raison de la charge financière, ainsi que des obstacles organisationnels (contraintes d’emploi du temps, de distance avec les centres médicaux, de gestion des rendez-vous) et des temps d’attente importants. Les parcours d’accès aux soins semblent encore plus entravés en ce qui concerne la prise en charge psychologique : une partie des étudiants identifient un besoin d’aide, lié aux effets de l’incertitude et de l’insuffisance sur leur santé mentale, mais le coût d’un suivi régulier est leur premier obstacle. C’est ainsi que Perrine, 21 ans et en master à Paris, dont les ressources mensuelles sont autour de 500 euros, résume sa situation : « OK, il faut que je fasse une thérapie, mais… avec quel argent ? Du coup, je ne fais pas de thérapie. »
L’alimentation est un autre domaine du quotidien fortement contraint par la précarité. C’est un sujet d’inquiétude pour tous les étudiants décohabitants, et une partie des étudiants cohabitants dont les familles souffrent de l’augmentation des prix. Après le loyer, c’est souvent le deuxième poste de dépense, et celui où de nombreux ajustements sont testés : changer ce qu’ils mangent, où ils mangent, et combien de repas ils mangent. Les sauts de repas sont très fréquents, à la fois par volonté d’éviter de dépenser et par manque de temps pour trouver une option peu onéreuse. Si la majorité des étudiants de l’étude limitent les aliments qu’ils achètent et fréquentent uniquement certaines enseignes, certains se tournent aussi vers des aides pour se nourrir. Près de la moitié des étudiants décohabitants de l’enquête ont eu recours à des épiceries solidaires, des paniers repas ou des distributions alimentaires.
De même, les loisirs et la sociabilité sont fortement impactés par des périodes de précarité et l’incertitude financière et relationnelle qu’elle peut recouvrir. De nombreux étudiants évoquent des périodes de solitude qui provoquent d’importantes souffrances à une période de leurs études. Différentes sources de solitude se superposent dans les récits des étudiants : les périodes de confinement en 2020 et 2021, des difficultés pour rencontrer des personnes et établir des liens en arrivant dans une nouvelle université ou une nouvelle ville, mais aussi des obstacles d’ordre financier pour participer aux sorties et sociabilités qui s’organisent. De fait, même si elle ne s’y limite pas, la précarité relationnelle est fortement imbriquée avec la précarité financière. Comme l’explique Paul, 25 ans et en licence 2, sa situation financière l’empêche de « voir les autres », puisque « prendre un verre, c’est aussi être capable de payer son verre ». Vivre loin de son université peut aussi contribuer à cette précarité, comme pour Aude, 20 ans, qui vit à plus d’une heure de son université parisienne, et qui trouve que cela impacte « la vie étudiante » et « le fait de se faire des amis » : « toi, tu habites à trois heures d’ici, tu vas pas trop faire ami-ami, boire un verre sur Paris, alors qu’il n’y aura plus de train à 20 h ». La précarité relationnelle se traduit par une position de refus ou d’absence des propositions de sortie, et un sentiment de vivre à l’écart des dimensions festives ou ludiques de la vie étudiante. Parfois, cela conduit à donner la priorité à une dépense de loisirs, quitte à sauter des repas ou à renoncer à d’autres dépenses. Sinon, pour s’aménager du temps « pour soi », les étudiants vont cultiver les « bons plans », en particulier en cherchant des activités gratuites, par exemple des expositions ou certaines activités sportives.
La précarité ressentie par les étudiants interrogés se matérialise par une multitude de renoncements au quotidien : « privation », « sacrifice » ou « manque de choix ». Les difficultés financières peuvent déclencher une « spirale » qui impacte et fragilise tous les domaines du quotidien [3] et génère in fine cette expérience multiforme de l’instabilité. Ainsi, la précarité se révèle bien plus qu’une question de budget trop limité ou instable : elle recouvre des difficultés subjectives dont témoignent les étudiants pour stabiliser leur situation face à des imprévus. Elle se caractérise aussi par une expérience soutenue de l’incertitude, des difficultés relationnelles ainsi qu’un besoin d’aides familiales et publiques qu’ils et elles peinent parfois à obtenir.
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