Quels sont les ressorts de la mobilité outre-mer à l’heure où celle-ci est encouragée par les pouvoirs publics comme un moyen de favoriser l’insertion sociale et professionnelle des jeunes ? Ces dispositifs élaborés en métropole se révèlent-ils adaptés aux territoires ultramarins et à leurs contextes historiques, géographiques, démographiques et sociologiques ? Comment peut-on expliquer les disparités flagrantes qui existent en matière de mobilité entre les jeunes métropolitains et les jeunes ultramarins ? Pour éclairer ces enjeux l’INJEP a organisé le 12 avril une conférence-débat dans le prolongement d’un numéro des « Cahiers de l’action » dédié à ce sujet. Les coordonnatrices, Florence Ihaddadene et Céline Leroux, respectivement docteure en sociologue de l’université Paris-Nanterre et docteure en sciences de l’éducation, ont retracé les grandes lignes et partis-pris de cet ouvrage. Intervenaient également Frédérique Bouyx, responsable du programme Emploi et formation professionnelle à l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ), et Nicolas Roinsart, maître de conférences à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, dont les travaux de recherche portent plus particulièrement sur les transformations des sociétés françaises de l’océan Indien occidental (La Réunion, Mayotte)
Chômage, démographie…des spécificités à prendre en compte
La caractéristique marquante des territoires outre-mer est le taux de chômage avec près de la moitié des jeunes dans cette situation. D’après l’enquête Emploi en continue de l’Insee, le taux de chômage est le plus fort en Guadeloupe (56,3% en 2014), en Martinique (50,6 %) et à La Réunion. S’il est inférieur à Mayotte et en Guyane (environ 40 %), c’est que par définition ce taux ne prend pas en compte les individus qui n’effectuent plus les démarches actives de recherche d’emploi échappant ainsi aux statistiques du chômage. « Un leurre », a commenté Céline Leroux, qui a souligné la triple contrainte qui s’exerce sur les département et régions d’outre-mer (DROM) : « croissance démographique qui fait augmenter la population active, insuffisance de l’offre de travail, mais aussi inadéquation du système de formation et des infrastructures de transport ».
Une perception différente de la mobilité
Dès lors, si les politiques publiques de soutien à la mobilité sont théoriquement les mêmes qu’en métropole, leurs perceptions et leurs usages par les publics locaux diffèrent totalement. A tel point qu’ils en modifient l’approche des professionnels et, par extension, la manière dont ces politiques sont appliquées.
Florence Ihaddadene a par exemple constaté « un décalage entre le discours des jeunes réunionnais sur la mobilité internationale et celui entendu en métropole ». « Les premiers, a-t-elle fait valoir, parlent de survie, de trouver de l’argent pour nourrir le foyer qu’ils construisent ou qu’ils quittent – peu importe si c’est légal. Les seconds, plus diplômés, parlent de refus de l’emploi classique, de rendre le monde meilleur, de qualité de vie »
Vers des mobilités régionales ?
Les stratégies ainsi développées dénotent une forte maîtrise des dispositifs d’aide sociale et un investissement plus important que les populations métropolitaines comparables en termes d’origines sociales, dans les dispositifs publics de type alternance, école de la seconde chance, ou service militaire adapté. La situation d’insularité de bon nombre de ces territoires, l’éloignement de la métropole poussent nombre d’entre eux à privilégier des destinations plus proches comme le Québec pour les Antillais. L’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFAJ) est amené à jouer ici un rôle important puisqu’il permet de soutenir la mobilité des jeunes ultramarins dans un cadre régional et francophone. « Les familles martiniquaises ou guadeloupéennes voient un certain avantage à envoyer leurs jeunes étudier à Montréal plutôt qu’à Paris », a rappelé Frédérique Bouyx. Proximité, loyers plus faibles, qualité de l’enseignement supérieur, existence de communautés antillaises dynamiques… nombreux sont les élus locaux à conventionner avec l’OFQJ malgré les craintes de voir « partir définitivement ces jeunes » tant les perspectives d’emploi sont faibles dans l’archipel antillais. D’après Frédérique Bouyx, les réticences des élus et professionnels de jeunesse, mais aussi des acteurs de leur insertion socio-professionnelle sont encore très fortes et obligent l’OFQJ à « proposer du clé-en-main en identifiant les filières, les logements, les accompagnements ». La méthode permet de s’appuyer sur un rouage essentiel des sociétés guadeloupéenne et martiniquaise : la cellule familiale. « Parfois très traditionnelles, les cellules familiales s’avèrent néanmoins un repère très solide pour les jeunes ». Enfin, la situation de l’emploi est tellement préoccupante qu’elle focalise l’attention des acteurs de la mobilité des jeunes ; lesquels parfois en perdent de vue que le bénéfice principal pour les intéressés est de leur ouvrir des horizons. Des gains qui ne se mesurent pas à l’aune de la création d’emploi immédiate, mais en termes de construction de l’autonomie et d’ouverture au monde.
Une égalité des droits sociaux récente, une égalité de fait à construire
Nicolas Roinsard a rappelé que l’égalité des droits sociaux entre les DROM et la métropole sont très récents. « Il a fallu la loi sur l’égalité réelle en 2016 pour qu’on applique ce principe à l’ensemble de ces territoires et que les indicateurs sociaux, économiques et éducatifs soient identiques », a-t-il commenté. En sorte que vouloir régler les questions de mobilité dans les territoires ultramarins revient à poser le problème du retard cumulé pendant des décennies dans la mise en œuvre de politiques éducatives. Revenant sur son objet d’étude, Mayotte et les jeunes mahorais, Nicolas Roinsard à égrainé les chiffres de la crise traversée par ce territoire récemment : « un habitant sur trois de plus de 15 ans non scolarisé, un jeune sur cinq n’est jamais allé à l’école, un chômage des 15-29 ans qui dépasse les 50 %, un taux d’échec dans l’enseignement supérieur qui atteint les 92 % ». Beaucoup de ces jeunes se retrouvent ensuite dans les circuits de réinsertion en métropole, comme les missions locales, la PJJ, les Greta. Ils sont fragilisés et éloignés de leurs familles. « Les pouvoirs publics sont ainsi contraints de gérer une mobilité qui s’exerce souvent dans les pires conditions, faute de l’avoir anticipée, pensée et mise en œuvre 20 ans auparavant. On demande à faire en 6 mois ce que l’Etat n’a pas fait en un quart de siècle », a analysé Nicolas Roinsard.
Car penser la mobilité dans les DROM, c’est d’abord et « en première urgence doter les DROM des moyens dignes d’un département ou d’une région française ». En second lieu il convient de penser la mobilité en coopération avec les universités régionales et pas forcément dans un lien obligé avec la métropole. Enfin, les participants ont appelé à concevoir des relais, après l’expérience de mobilité, pour que les jeunes puissent capitaliser sur place les compétences acquises au lieu de « repartir dans la nature ».