Accueil » L’engagement des jeunes dans des causes radicales
« Radicalisation », « engagement radical », « jeunes radicalisés » : depuis une quinzaine d’années, ces expressions inondent les discours médiatiques et politiques et sont employées quasi systématiquement dans un cadre religieux. Mais l’action radicalisée ne se réalise pas nécessairement au nom d’idéologies religieuses. Et peut se construire en réaction à un ordre politique, économique ou social établi. Retour sur un débat.
La radicalisation des jeunes est aujourd’hui un sujet omniprésent dans l’espace public, ce terme étant souvent utilisé comme quasi synonyme de l’extrémisme islamique. Or, l’action radicalisée ne se réalise pas nécessairement au nom d’idéologies religieuses. Elle est par ailleurs très diverse dans ses formes et prospère sur la contestation d’un ordre politique, économique ou social. C’est pourquoi dans un contexte qui « survisibilise » la figure du terroriste djihadiste, les coordonnateurs du dernier numéro de la revue Agora débats/jeunesseconsacré à  « L’engagement des jeunes dans des causes radicales », ont pris soin d’élargir la focale. Un dossier dont l’approche holistique réintroduit les ressorts politiques et militants des personnes engagées corps et âmes dans des actions collectives, et qui a fait l’objet d’une conférence-débat organisée par l’INJEP le 16 octobre dernier à  Sciences Po (Paris).

 

Privilégier l’observation et le temps long

Qu’est-ce donc que cette radicalité politique qui touche les jeunes ? Quelle est l’étendue de son spectre ? Comment se manifestent ces engagements ? Que sait-on des parcours qui y mènent ? Pour bien comprendre la question dans toutes ces dimensions, les coordonnateurs  du dossier se sont également attachés « à refuser le seul prisme de l’Islam au profit d’un travail en immersion, sur le temps long, privilégiant l’observation et la compilation des témoignages et des réflexion des jeunes croisés sur le terrain, enfin, en considérant son soubassement éminemment politique », a expliqué Laurent Lardeux, chargé d’études et de recherche à l’INJEP.

C’est que la radicalité politique «  définit avant tout une scission par rapport aux voies traditionnelles d’engagement, un recours non conventionnel à l’action politique, sans que celle-ci aboutit nécessairement à la violence », a fait valoir Isabelle Lacroix, post-doctorante au laboratoire Printemps CNRS/UVSQ/Paris-Saclay. Et de s’interroger par ailleurs : « En quoi la temporalité de la jeunesse introduit-elle une prédisposition à la radicalité ? ». Les études existantes pointent la jeunesse comme un « temps charnière qui s’accompagne d’une transformation des champs d’activité et des univers de sociabilité », propice aux expérimentations identitaires. Mais cette « disponibilité biographique » se modifie avec l’entrée dans la vie adulte et ses usages distinctifs : mise en couple, emploi, enfants… Ce nouveau cycle de vie recompose le rapport à l’engagement, mais ne brise pas nécessaire avec lui : si certains connaissent des désillusions et se désengagent, d’autres, au contraire, y voient matière à renforcement dans la cause. De même l’univers familial, loin de constituer toujours un facteur de modération, constitue souvent la matrice et « le lien de loyauté » avec la radicalité juvénile.

Radicalisme : une sociabilité intégrale  

De même, l’idée reçue d’une radicalité protestataire, construite en contrepoint du traditionalisme social et politique doit être battue en brèche comme le démontre le conformisme moral des salafistes des quartiers populaires décrit dans le numéro par Sami Zegnani, maître de conférences à l’université de Rennes.

Pour le maître de conférences en sciences politiques Laurent Bonelli, la radicalité se décrit comme une « sociabilité intégrale » qui va « affecter toutes les phases de la vie quotidienne ». Logement, amitiés, amours, manière de s’habiller de consommer… à cela s’ajoutent des« rites » initiatiques,  porteurs d’empreintes mnésiques (première charge de CRS, première ouverture de squat…) qui concourent à forger un savoir être militant. Pourtant il n’est point de carrières militantes qui ne soient rythmées par des logiques de rencontres, de parrainage, de phases d’adéquation entre les idées et les valeurs, enfin d’un cheminement réflexif et discursif permettant de rattacher « sa propre histoire à l’histoire du militant ».

L’entrée dans une radicalité politique engage tout un panel d’engagements macro, méso et micro sociaux qui réfute l’idée véhiculée du « basculement » radical. Celui-ci n’est-il pas d’ailleurs porté par une pensée politique qui produit des équivalences entre radicalités, sans prendre en compte les registres de valeurs, ni leurs projets politiques qui diffèrent les unes des autres de manière souvent antagonistes ?

Quand le macro, le meso et le micro social s’entrecroisent

Il n’en demeure pas moins vrai que le macro-social est d’abord lié aux contextes sociaux et internationaux. Comment faire l’impasse sur le contexte général d’occupation pour les militants du Hezbollah, ou celui du régime militaire chez les militants d’extrême gauche turcs du début des années 1970/1980 ? Comment ne pas faire le lien entre le développement des squats alternatifs et le double phénomène de la précarisation de l’emploi et de la flambée immobilière des dernières décennies ?  Les niveaux « macro » « méso » et « micro » social engagent d’avantage les systèmes de relations entre individus, leur environnement immédiat et leur subjectivité.

Mais c’est cette articulation entre l’intime, le parcours de vie, la relation de proximité et le contexte politique et social plus général qu’il convient d’étudier pour comprendre l’entrée dans les différentes radicalités politiques qui captent de nombreux jeunes. Sans cette précision d’analyse, sans cette nécessaire précaution pour les distinguer plutôt que les amalgamer, les ressorts de certaines radicalités ne seront pas compris et contrés par les pouvoirs publics. Ce qu’Erwan Ruty traduit en ces termes : « Entre engagement et radicalisation, c’est la zone intermédiaire qui m’intéresse. Dans les années 2012/2013, on a senti le vent tourner. Et on n’a rien vu des nouvelles formes de contestation politique problématiques en banlieue, parce que cela se passait entre les deux sphères, entre le « « bon » engagement et  la « mauvaise » radicalité, comme si cela allait de soi. La suite a montré que non ».