La jeunesse fait l’objet d’une intense activité de catégorisation par les recruteurs qui l’associent à une pluralité d’attributs positifs et négatifs, avec une nette prédominance des caractérisations négatives. Ce résultat, produit de l’analyse secondaire d’un corpus de 57 entretiens réalisés auprès de recruteurs issus d’entreprises et de secteurs variés, invite à interroger les représentations dont font l’objet les jeunes du simple fait de leur âge
La jeunesse fait l’objet d’une intense activité de catégorisation par les recruteurs qui l’associent à une pluralité d’attributs positifs et négatifs, avec une nette prédominance des caractérisations négatives. Ce résultat, produit de l’analyse secondaire d’un corpus de 57 entretiens réalisés auprès de recruteurs issus d’entreprises et de secteurs variés, invite à interroger les représentations dont font l’objet les jeunes du simple fait de leur âge.
Bien que l’âge appartienne à la liste des critères prohibés par le droit de la lutte contre les discriminations, la jeunesse constitue, à l’instar de bien d’autres critères licites ou illicites (Marchal, 2015), l’une des dimensions à partir desquelles les employeurs et recruteurs perçoivent et évaluent leurs recrues potentielles.
En amont d’un questionnement sur le caractère potentiellement « discriminatoire » de cet usage de l’âge dans le recrutement 1, nous voudrions mieux saisir, dans cette contribution, la façon dont la jeunesse est associée à des représentations et des caractéristiques positives ou négatives susceptibles d’orienter les choix des recruteurs.
En effet, dans tout processus de recrutement, les recruteurs doivent interpréter des informations partielles sur les candidats pour tenter d’en inférer leurs « compétences » (Marchal, Rieucau, 2010). Ils ne jugent pas seulement les individus au cas par cas mais procèdent également à des catégorisations plus globales, où le jeune âge, tout comme d’autres critères (niveau de diplôme, expérience, apparence physique, couleur de peau, etc.), devient en soi un indice au moyen duquel ils classent, jugent et évaluent les candidatures
Les premiers résultats exposés ici montrent tout d’abord que la jeunesse est définie tour à tour comme un risque ou comme une ressource dans la perspective d’un éventuel recrutement. Mais entre risque et ressource, et malgré une prépondérance du risque, les recruteurs paraissent le plus souvent ambivalents : l’embauche d’un ou d’une jeune est, du point de vue des mêmes recruteurs, susceptible d’être simultanément associée à des caractéristiques positives ou négatives. Par ailleurs, la jeunesse ne constituant pas une identité chimiquement pure, elle est toujours associée à d’autres caractéristiques : jeune homme, jeune femme, jeune diplômé, jeune des quartiers, etc. Les employeurs dessinent à partir de ces caractéristiques combinées des figures plus concrètes d’individus qu’ils préjugent plus ou moins employables dans les secteurs d’activité qui les concernent.
Les recruteurs face au péril jeune
Préoccupés par l’efficience économique et managériale, les recruteurs attribuent le plus souvent à la jeunesse les caractères du risque et du manque : manque d’expérience, d’ardeur au travail, de maturité, de loyauté, de compétences, de polyvalence.
Leur manque d’expérience empêcherait les jeunes d’être « opérationnels » en sortie du système scolaire et leur embauche engagerait un coût de formation supplémentaire. Ce manque d’expérience induirait par ailleurs un déficit de compétences plus proprement sociales et relationnelles les rendant inaptes à évoluer dans le monde de l‘entreprise, faute d’en maîtriser les « codes », les exigences relationnelles, les « savoir-être ». De plus, à l’image de ces jeunes diplômés qui développent des attentes irréalistes en termes de niveau de salaire ou de responsabilité, le « cocon » scolaire les aurait déconnectés de la « réalité » du marché du travail. Enfin, l’immaturité est également associée à une impulsivité et un manque de recul, de calme, peu compatibles avec la nécessaire pondération requise par la vie dans un collectif de travail avec ses différends ou ses conflits, avec la diversité des points de vue à l’intérieur des équipes dont il faut savoir s’accommoder, ou encore avec la nécessité de gérer des problèmes complexes.
Une sorte d’individualisme flirtant avec l’égocentrisme rendrait également les jeunes générations peu fiables car soucieuses avant tout de la réalisation de leurs envies et aspirations dans le travail : « Avec les 18-25 ans, il est reconnu qu’ils souffrent d’une certaine instabilité dans l’emploi », explique un recruteur. Les jeunes seraient des salariés faiblement engagés, se lassant rapidement des tâches qui leur sont confiées. Une telle désinvolture ferait obstacle à leur prise de responsabilité à tel point que nombre de recruteurs s’interrogent : peut-on réellement leur faire confiance ?
Enfin, les jeunes supporteraient difficilement les rapports hiérarchiques. La question « comment manager les jeunes ? » apparaît lancinante et liée au doute que des encadrants plus âgés puissent apparaître légitimes à leurs yeux.
Méthodologie
Cette analyse est le fruit de la première phase d’une recherche conduite entre 2016 et 2019 intitulée « La gestion du risque au travail : les stéréotypes dans le recrutement des jeunes dans le secteur public et privé ». Cette recherche prend source dans le croisement de deux recherches sur la diversité au travail : une étude commanditée par la Dares sur les discours des recruteurs (Mélo – coord. – et al., 2012) et une thèse sur les pratiques des recruteurs (Remichi-Meziani, 2015). Ici, le travail a consisté à exploiter de nouveau, sous l’angle de la jeunesse, l’étude sur le recrutement par le prisme de ses risques discriminatoires potentiels financée dans le cadre d’une convention avec la Dares et la Halde.
Les données comprennent un corpus de 57 entretiens conduits en 2010 et 2011 auprès des recruteurs (dirigeants d’entreprises, responsables des ressources humaines, chargés de recrutement) de 53 entreprises et associations réparties dans cinq secteurs d’activité (banque-assurance, hôtellerie-restauration, informatique, mécanique-métallurgie, santé-social-associatif) dans quatre régions (Alsace, Aquitaine, Centre, Île-de-France). Le traitement des données a été réalisé à partir du logiciel Sonal. Il s’agit d’un codage par thématique avec un sous-codage nominal faisant état de tous les passages d’entretiens qui évoquent la notion de la jeunesse et des jeunes.
Les données de cette enquête avaient déjà fait l’objet d’une première exploitation (Mélo – coord. – et al., op. cit. ; Cortesero et al., 2013) qui mettait l’accent sur l’activité normative des recruteurs et sur leur pragmatisme moral. Les résultats exposés dans le présent texte s’articulent autour d’une double focale nouvelle, combinant analyse sur le jeune âge et sur les représentations des recruteurs.
Une jeunesse attractive malgré tout
À côté de ses nombreuses lacunes, la jeunesse est aussi à certains égards considérée comme une « richesse » potentielle. De façon très prosaïque, ils coûtent moins chers que des « seniors qui viennent de compagnies et sont à 50 % au-dessus du prix du marché ». Alors que le manque d’expérience est souvent considéré comme un handicap, il fait aussi ressource lorsqu’il est vu comme un facteur d’abaissement des coûts et d’une plus grande malléabilité : il justifie des salaires plus faibles et des contraintes plus fortes (flexibilité horaire, statut précaire, etc.). « Écoute, mon gaillard, rétorque un recruteur à un jeune trop “réservé” quant aux horaires décalés qui lui sont imposés, que ce soit clair, tu as quel âge ? Vingt-deux ans, tu sors de l’école (…) mais à un moment donné, si tu ne fais pas tes preuves à un endroit (…) comment veux-tu… » Enfin, l’image de bonne santé associée à la jeunesse peut conduire à souligner la meilleure résistance physique des jeunes, en particulier dans le cas de travaux pénibles ou de charges de travail importantes.
La jeunesse apparaît aussi porteuse de compétences sociales distinctives. La curiosité et le goût du changement sont particulièrement loués. Les jeunes seraient moins enfermés dans leurs habitudes que certains de leurs aînés, plus faciles à former, plus adaptés au nouvel environnement de l’économie mondialisée caractérisée par la rapidité du changement, par l’obsolescence accélérée des compétences techniques et « où il faut savoir évoluer tout le temps ».
Au final, c’est moins la cohérence du regard des recruteurs qui transparaît dans leurs témoignages que sa réversibilité. La plupart des qualifications et des caractérisations qu’ils proposent peuvent être « retournées » : la jeunesse peut être vue comme un atout dans le processus de recrutement, ou au contraire comme un critère négatif 2. L’absence d’expérience peut être décrite comme un handicap car elle serait signe d’une moindre opérationnalité, mais aussi comme un atout lorsqu’elle est associée à une plus grande adaptabilité, par opposition aux habitudes sclérosantes des seniors. Le diplôme est un atout, car il garantit un niveau de compétence technique, mais aussi un handicap, car la fréquentation trop longue du système scolaire renforce la déconnexion avec la réalité du monde du travail.
Notre analyse confirme donc le fait que les préjugés négatifs circulant dans la société à l’endroit des jeunes (Lima, 2010) constituent un prisme au travers duquel ils sont considérés en situation d’entretien d’embauche. Ils sont supposés narcissiques, nonchalants, individualistes, compétiteurs et ne respectant pas l’autorité (Régnault, 2016). Mais elle montre aussi ceci de nouveau que ces préjugés sont réversibles et instables, toujours prêts à basculer en leur contraire.
La jeunesse employable : du jeune étudiant au jeune Y
En combinant ces caractéristiques supposées de la jeunesse à d’autres caractéristiques sociales, les recruteurs rencontrés dessinent des figures plus incarnées de jeunes que distingue leur inégale employabilité.
La figure de l’étudiant apparaît comme une figure employable dans les secteurs proposant des missions courtes et des horaires atypiques tels que la restauration rapide ou l‘animation, ou encore dans des secteurs cherchant à pourvoir des postes requérant des qualifications particulières. Dans le premier cas, c’est surtout sa disponibilité, qui correspond aux plages d’indisponibilité des autres travailleurs (soir, week-end, vacances), qui est appréciée, bien que sa distance aux exigences d’une activité normale puisse aussi mettre en difficulté son employeur. Il est difficile à fidéliser et transige peu sur ses propres contraintes d’étudiant. Dans le second cas, l’étudiant est un futur diplômé dont la compétence correspondra aux besoins de l’entreprise à condition qu’il ait doublé sa formation d’une expérience concrète du métier, de la culture d’entreprise et de l’acquisition d’un savoir-être adéquat. Les stages, l’apprentissage et les diverses formes de collaboration des recruteurs avec les écoles permettent alors de modeler à moindre coût les futures recrues aux exigences concrètes de l’entreprise.
Enfin, les recruteurs brossent parfois le portrait d’une jeunesse employable en des termes très proches de la littérature managériale décrivant une supposée génération Y [encadré Comprendre] 3. Que la référence soit explicite ou non, cette figure combine une forte attractivité aux yeux des recruteurs et le maintien des caractérisations négatives généralement associées à la jeunesse. Le jeune Y entretiendrait un rapport ludique et vocationnel au travail, trouvant sa satisfaction dans le plaisir éprouvé et l’accomplissement personnel, et non dans la simple exécution de tâches. Il pose ses conditions, se défie des contraintes et des rapports hiérarchiques, et menace toujours d’aller voir ailleurs. Outre ses diplômes et son bon niveau scolaire, il est attractif en raison de sa capacité à s’investir lorsqu’une mission lui plaît, ainsi que de ses compétences proprement générationnelles, telles que la maîtrise des codes et des techniques de la culture numérique.
Pour cette raison, le jeune Y est celui qui questionne l’entreprise sur ses modes de management : quels aménagements sont requis pour l’attirer ou le conserver ? Comment rendre l’entreprise plus ouverte sur le monde, plus souple et plus ludique, mieux disposée à répondre à ses demandes de conciliation entre vie privée et vie professionnelle ?
Comprendre
La génération Y
L’expression génération Y est utilisée dans les médias et la littérature pour désigner la génération ayant succédé à la génération X. Elle désigne moins une classe d’âge spécifique – constituée de ceux qui sont nés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990 – qu’un ensemble de caractéristiques attribuées à une jeunesse née et socialisée à l’ère d’Internet et du numérique (les digital-natives) : recherche de sens au travail, besoin d’accomplissement, recherche de feedback, intégration de la vie privée et de la vie professionnelle, opportunisme, esprit de groupe, faible loyalisme institutionnel, difficulté à se projeter sur le long terme. Les recherches montrent néanmoins que ces caractéristiques ne sont spécifiques à la classe d’âge concernée que dans une très faible mesure, appelant à questionner avec plus de finesse une supposée homogénéité intragénérationnelle et une supposée hétérogénéité intergénérationnelle du rapport au travail dont l’articulation justifie la mise en place de dispositifs de gestion des ressources humaines différenciées au plan générationnel (Saba, 2009 ; Pichault et Pleyers, 2012).
Une jeunesse employable sous condition : du jeune en grande précarité au jeune racisé
Le jeune en grande précarité, qui cumule tous les manques, apparaît largement inemployable malgré la meilleure volonté du monde des recruteurs. Pas ou peu qualifié, il ne possède pas le savoir-être exigé par l’entreprise. Sa tenue vestimentaire (casquette, dreadlocks, pantalon trop bas), son langage, son mode d’interaction (tutoiement, manque de politesse) et sa faible représentation parmi les candidats traduiraient son désintérêt pour le fait même de travailler.
Généralement disqualifiée, cette jeunesse est néanmoins perçue comme un vivier alternatif en situation de pénurie de candidats. Mais il faut alors la capter par la mise en œuvre de stratégies visant à se rendre attractif et à la rendre recrutable. Ces jeunes deviennent de la sorte des Y à faible niveau de qualification : ils partagent les défauts des derniers (manque de savoir-être, manque d’expérience, etc.) et, comme avec eux, cela suppose pour l’entreprise de mettre en place des stratégies de recrutement spécifiques.
Enfin, la figure du jeune en grande précarité englobe celle, racisée, qui est dite « issue des quartiers » (MezianiRemichi, 2015). Un recruteur évoque ainsi les « jeunes, issus de tout le monde, les plus populaires, les plus pauvres, les plus diversifiés », dont l’apparence et la tenue les condamnent à n’espérer aucun avenir « à part bosser au McDo ». Un autre aborde directement la racisation sous-jacente de ses représentations de la jeunesse : « Le poste de plonge […] c’est souvent des travailleurs immigrés […] des Maliens comme des Maghrébins […] et ça me choque toujours un petit peu de voir des Européens, là c’est un Français. »
Deux enseignements fondamentaux découlent de la première étape de cette recherche. En premier lieu, la jeunesse fait l’objet d’une intense activité de catégorisation par les recruteurs qui l’associent à une pluralité d’attributs, positifs et négatifs, avec une nette prédominance des caractérisations négatives. Dans cette perspective, le jeune âge peut potentiellement constituer un critère de discrimination car, à l’instar du sexe ou de l’origine, il est l’objet d’une essentialisation qui sert de support à un ensemble d’anticipations négatives défavorables au recrutement.
En second lieu, cette activité n’est pas univoque. Les caractérisations positives ou négatives de la jeunesse peuvent aisément se renverser et, de handicap, le jeune âge peut se transformer en atout. Ainsi, les jeunes marginalisés, identifiés à la figure négative d’une jeunesse dangereuse, se trouvent-ils requalifiés comme des sortes de jeunes Y potentiels lorsqu’on a besoin d’eux.
Il reste donc à affiner ce travail de catégorisation mais également à saisir de quelle manière il prend place dans des logiques à la fois plus larges et plus concrètes de recrutement aboutissant à évincer ou au contraire à favoriser certains profils de jeunes. Si les stéréotypes mobilisés pour interpréter la jeunesse préparent indéniablement le terrain à des pratiques discriminatoires, celles-ci se réalisent-elles vraiment et dans quelles conditions et circonstances concrètes ? Le secteur d’activité, la conjoncture d’un segment de marché de l’emploi, les formes d’organisation du recrutement, ou encore le profil du recruteur lui-même (par exemple, est-il jeune lui-même ?) influent-ils sur ces pratiques ?
D’ores et déjà, cependant, ces résultats invitent à dés-essentialiser les diverses figures de jeunes qui émergent des discours des recruteurs. La nature de la jeunesse, au dire des recruteurs, correspond à une figuration stylisée en fonction des besoins de main-d’œuvre de l’entreprise, et non à son image objective. Ainsi, à rebours des discours managériaux, la figure de la génération Y est loin de renvoyer à des propriétés intrinsèques des jeunes : elle renvoie davantage à une tactique managériale d’accommodement (à une contrainte de pénurie de main-d’œuvre, par exemple) par la construction d’une figure attractive de la jeunesse, moyennant quelques adaptations pour l’accueillir. Preuve en est, comme on l’a vu, que le périmètre de cette génération Y (qui renvoie essentiellement à une jeunesse qualifiée et blanche) peut varier et s’étendre à d’autres catégories. Au final, l’activité de catégorisation des recruteurs procède d’une logique managériale et économique dessinant tout à la fois le risque d’une éviction des jeunes, les tactiques cognitives et les dispositifs concrets d’accommodement pour neutraliser le stigmate, enfin, les conditions de recrutement proprement dites.
Sources bibliographiques